Detroit : critique dans le ventre de la bête

Simon Riaux | 27 septembre 2020 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Simon Riaux | 27 septembre 2020 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Detroit, ce soir à 20h55 sur Arte

Avec les années, Kathryn Bigelow (Aux frontières de l'aube, Blue Steel, Strange Days, Démineurs) se sera imposée non seulement comme une technicienne de haute volée, mais également une remarquable portraitiste des lignes de force traversant la société américaine, aussi bien dans la sphère publique qu’intime (voire son autopsie des valeurs familiales traditionnelles dans le Poids de l’Eau). Un mélange explosif de talent, instinct et rigueur qui auront fait d’elle l’une des cinéastes les plus éminemment politiques de sa génération, comme elle le prouve encore avec Detroit.

ZERO DARK GRITTY

On ne s’étonnera donc pas, après l’implacable Zero Dark Thirty et l’abandon du passionnant Triple frontière (récupéré par J.C. Chandor), de la voir s’emparer d’un sujet aussi brûlant que séminal, à savoir les tensions raciales qui sous-tendent le corps social américain. En choisissant de se focaliser sur les évènements qui ensanglantèrent le motel Algiers pendant les émeutes de Detroit en 1967, sur un mode – en apparence – documentaire, la réalisatrice fait un choix aussi brillant que politique.

Assumant de la première à la dernière image un geste entre néo-réalisme et captation enfiévrée telle que la contestation de la Guerre du Viêtnam en engendra avant de participer à l’accouchement du Nouvel Hollywood, Kathryn Bigelow revendique haut et fort qu’elle renonce à priori à toute distance critique. Detroit affirme avec une énergie terrassante que la société américaine est encore bien loin d’avoir regardé ses démons en face, refuse la posture confortable et pseudo-valeureuse de la réévaluation vertueuse d’un temps passé.

 

Photo John BoyegaJohn Boyega, clef de voûte symbolique du film

 

La caméra stylo (ou plume acérée) de Bigelow hurle avec une conviction, qui nous laisse à genoux, que l’Amérique toute entière est encore enfermée au cœur du motel Algiers et qu’elle n’en sortira pas tant qu’aucun de ses membres doutera et de la gravité de ses évènements, et de leur effrayante banalité. Trop au fait de sa démarche et maîtresse de ses effets pour verser dans le délire de social justice warrior pelliculé ou pour s’égarer en divagations politiciennes, elle impressionne toujours par la pureté de sa démarche et la puissance qui s’en dégage.

 

Photo Algee SmithAlgee Smith

 

RAGE AGAINST THE MACHINE

Et pour supporter sa mise en scène, Bigelow bénéficie d’une équipe de collaborateurs au meilleur de leur forme. Le script de Mark Boal témoigne de son passé de journaliste, évoquant souvent le mélange d’intelligence dans l’alignement des faits allié à une profonde humanité dans leur traitement dont fit preuve David Simon dans son épatant Baltimore puis dans The Wire. À la photographie, Barry Ackroyd parvient à convoquer la tessiture d’un certain cinéma historique, qui ne s’interdit jamais un sentiment de réalité follement impactant, de toute évidence, lui aussi cherche et parvient à capter l’essence d’un cinéma contestataire issu des seventies.

 

Photo Will PoulterWill Poulter, épatant dans un rôle terriblement risqué

 

La galerie de comédiens sidère également tant par la physicalité de l’interprétation collective que la justesse dont chacun fait preuve, quand bien même certains protagonistes correspondent en surface à une nuée de stéréotypes qu’il eut été aisé d’incarner superficiellement. John Boyega retrouve et magnifie l’urgence qu’il offrait à Attack the Block, tandis que Will Poulter donne vie à un des personnages les plus glaçants rencontrés sur un grand écran depuis un bail, tous deux s’effaçant avec finesse derrière des figures à la complexité souvent surprenante.

Malheureusement l’équilibre enragé qui fait de Detroit une œuvre ravageuse de son exposition jusqu’à la fin de son dernier acte a tendance à se diluer dans la dernière partie du film. Si l’ensemble évoquait par endroit le coup à l’estomac littéraire d’un Dans le Ventre de la Bête, quand le récit embrasse la dimension légale, voire judiciaire de l’affaire, le changement de rythme induit par ce basculement nuit au métrage, et le prive dans ses dernières minutes des foudroyantes qualités qui auraient pu permettre de faire de ce formidable pamphlet un très grand film.

 

Affiche française

Résumé

Réquisitoire implacable et d'une terrassante maîtrise formelle, Detroit est une des oeuvres les plus fortes de Kathryn Bigelow, jusqu'à une conclusion qui tire un peu à la ligne.

Autre avis Alexandre Janowiak
D'abord frappant, oppressant et terriblement préoccupant, le Detroit de Kathryn Bigelow perd finalement sa puissance évocatrice et politique sur la longueur en sombrant dans un dernier acte bancal et trop didactique
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Lecteurs

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commentaires
RobinDesBois
27/09/2020 à 21:22

Bigelow est brillante. @Kyle tu m'as rappelé que j'essaie de voir Near Dark depuis des années sans succès. Vivement qu'il atterrisse sur Amazon Prime.

alulu
27/09/2020 à 21:03

Son meilleur film pour ma part, très bien joué par ailleurs. La palme à Will Poulter, tu as l'impression qu'il a été raciste toute sa vie.

Kyle Reese
27/09/2020 à 20:41

J'aime énormément Biglow depuis son sublime et désespéré Near Dark (vu dans la pire salle de Paris à l'époque). J'ai mis longtemps à voir ce film, Detroit, j'avais un peu peur d'une sorte de Strange Days bis ancré dans la réalité, et au final c'est du très bon Biglow.
Cette femme cinéaste a effectivement une place assez unique au sein du système Hollywoodien. Elle a un style vraiment reconnaissable, sait parfaitement bien manière la caméra et filmer l'action et la tensio, et prend ses sujets courageux à bras le corps. Admiratif je suis et en plus elle a un sacré charme. La seule femme a avoir gagné un Oscar de la meilleur réalisation avec Demineur. Chapeau madame.

Carlito B.
27/09/2020 à 20:38

Excellent film. Dommage que le succès n'ait pas été au rendez-vous. Plutôt que de se lancer dans des polémiques stériles, il aurait été plus intéressant de soutenir ce film plutôt que Black Panther

Police Hard Core, vous aurez bientôt la meme maintenant en Gaule Orange Clockwork
27/09/2020 à 20:16

ah que voilà une des rares Cineastes Femmes de tres beau niveau,dans le monde occidental du cinoche, la Coppola est pas mal mais ces derniers films ont chute en qualité à part virgin suicid et son film avec BIll Murray, j'accroche pas
elle a percé sans jouer la carte feministe,la Bigelow elle n'est pas une Feministe figurez vous, c'est une conservatrice.. moi çà me plait bien ce cinema... qui ades couilles..elle a éte la compagne de james Cameron, cineaste qui lui aussi est testiboulé et viril
ce film là avec ces flics hot, ne vaut que pour la perfo du jeune acteur Will Poulter, je l'avais vu dans un film pour enfants il ya bien 10 ans, des enfants avec des super pouvoirs; qui s'était ramasse AU BO , un film presque mauvais ;.mais là il est trancendé,
par contre j'ai trouve que la Bigelow et son équipe avait beaucoup fait transpirer ces flics tout le long du film , un record mondial des acteurs en sueur!

Pat Rick
12/05/2020 à 14:53

Un bon film auquel il manque quelque chose tout de même, pas aussi happant que Démineurs.

Raoul
22/09/2018 à 23:36

Quel film... l'histoire dépasse l'imagination des meilleurs scénaristes parfois...

Andarioch
26/07/2018 à 19:44

Il doit raser les murs, le Poulter. Jouer les salauds avec tant de réalisme ça doit sembler suspect à plein de monde. Va falloir rapidement lui trouver un rôle positif dans un film populaire ou il ne pourra plus sortir de chez lui.
Bref.
Comme d'hab Bigelow nous balance un coup de crosse dans le bide, ça fait mal, mais c'est bon.
J'ai vu toute la partie tendue en apnée. Du coup le procès final aura eu moins un mérite: Me permettre de respirer à niveau.

Choco
10/10/2017 à 19:40

Un grand acteur Will Poulter !

Kouak
10/10/2017 à 14:43

Bonjour SR...
Merci pour cet avis...
Je n'en espérait pas moins...
Will Poulter à l'air de coller parfaitement à son personnage et je pense qu'il va passer le reste de la "promo" à convaincre que c'est un rôle de "composition"...
Parce qu'il faut dire, tout de même, qu'il a le physique de l'emploi...

En aparté , le choix de deux acteurs anglais pour un drame américano-américain...Chapeau !

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