Première Campagne : critique électorale

Christophe Foltzer | 15 avril 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Christophe Foltzer | 15 avril 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Nous sommes à une période étrange de notre histoire, où la défiance à l'égard du monde politique et des médias installés n'a jamais été aussi forte. Pourtant, on oublie souvent qu'au milieu de ces institutions, ce sont avant tout des hommes et des femmes qui vivent les événements. Un oubli que vient corriger le documentaire d'Audrey Gordon : Première Campagne.

CRISTALLISATION

On entend souvent, par un raccourci un peu pratique, que les médias sont à la solde du pouvoir et qu'ils ne sont là que pour nous servir une soupe réchauffée, voire nous manipuler. Il est vrai que les médias réellement indépendants se comptent sur les doigts d'une main et que les intérêts économiques et financiers, couplés à la précarité grandissante de ce milieu, n'aident pas à une certaine liberté de parole, d'autant que les patrons des groupes de presse sont très ancrés dans le jeu politique.

Cependant, on aurait tort de jeter l'opprobre sur tous les journalistes. De les vouer automatiquement aux gémonies par le simple fait qu'ils détiennent une carte de presse. Ce serait encore une fois un raccourci bien facile et utile.

 

photo Première campagneDu journalisme de terrain, donc

 

Première Campagne, quatrième documentaire de la journaliste Audrey Gordon, décide de ne pas s'embarrasser de ces grands questionnements, qui restent importants, attention, pour traiter des liens entre journalisme et politique à taille humaine, par l'expérience d'une jeune journaliste qui va suivre toute la campagne d'Emmanuel Macron, de ses meetings en Province à son accession à l'Elysée.

Ainsi sommes-nous embarqués dans la voiture d'Astrid Mezmorian, jeune journaliste fraichement diplômée et débarquée au service politique de France 2 qui se voit contractée de suivre le plus jeune candidat à la présidentielle, présenté alors comme un outsider sorti de nulle part et auquel personne ne croit.

Nous vivons donc de l'intérieur deux mois d'une campagne acharnée, entre déplacements incessants, problèmes techniques et journalisme embarqué, un marathon qui voit les fantasmes journalistiques de la jeune femme se heurter à une réalité bien différente et à un système médiatique bâti sur l'urgence alors que ce "candidat inattendu" prend de l'importance dans les sondages et la tête des Français.

 

photo Première campagneFatigue...

 

"LE MEC, IL SE PREND POUR ROCKY !"

La grande qualité de Première Campagne, et elle mérite qu'on la mette directement en lumière, c'est que le film propose moins le portrait d'un homme politique que le parcours d'une jeune femme découvrant, parfois à ses frais, la jungle médiatique d'une élection. Un voyage en immersion qui ne prend pas parti et reste contamment collé à son personnage pour nous faire vivre une élection de l'intérieur. Et c'est haletant et épuisant.

Comme Astrid Mezmorian, nous souffrons des timings serrés, des changements de dernière minute, des obstacles imprévus. Comme elle, nous nous épuisons à être au coeur de l'action, à avoir la bonne image, la bonne déclaration du candidat pour satisfaire le public et la direction de l'information.

C'est un film qui brise les illusions que l'on peut se faire sur le métier de journaliste politique, tout autant qu'un voyage initiatique intense et particulièrement passionnant. Qu'il s'agisse du flux tendu de l'élection et des déplacements incessants, de la position du journaliste par rapport au politique pour obtenir du matériel, de la création d'une figure médiatique perçue comme l'évidence pour un pays en pertes de repères, Première Campagne ne nous cache rien et nous le montre avec l'âpreté du réel.

Pas de chichis de montage, pas d'effets de mise en scène, le film est brut, sec, artisanal. De ce fait, il crée un univers particulier et saisissant durant ses 1h06 de métrage.

 

photo Première campagnePériode de rush

 

Pourtant, le plus grand intérêt du film ne réside pas dans ce qu'il nous montre du marathon électoral mais bel et bien dans ce qu'il ne nous raconte pas. En effet, et c'est sa plus grande force, Première Campagne fonctionne avant tout en suggestions, en sous-entendus et nous propose un vrai questionnement sur l'appareil médiatique français.

L'air de rien, il questionne les rapports de collusion entre politiques et journalistes. L'air de rien, il s'étonne de la création médiatique d'Emmanuel Macron (notamment dans une très belle séquence où le père de la journaliste fait part de ses doutes quant aux motivations réelles du candidat). L'air de rien, il remet en question la mise en scène des candidats, tout autant que la forme journalistique du traitement médiatique d'une campagne.

Enfin, il nous met en lumière l'excitation et le plaisir, presque jouissif, d'un tel moment pour les journalistes.

 

photo Première campagneUn univers étouffant et impitoyable

 

"PLUS TU T'EN APPROCHES ET PLUS LE MYSTÈRE GRANDIT"

C'est dans ce recul par rapport à son sujet et son métier que Première Campagne convainc, dans sa nécessité absolue de neutralité et son besoin de nous montrer les coulisses sans y apposer un point de vue dirigiste ferme qui en manipulerait notre lecture. Cette approche, enrichie d'un montage efficace, nous offre ainsi des séquences proprement passionnantes. Toujours l'air de rien, elles en disent long sur cette mascarade électorale et le rapport émotionnel et affectif qu'un candidat crée avec son coeur de cible.

On pense à cet instant révélateur où Emmanuel Macron court en arrière-plan pour se dépêcher de prendre un selfie avec des enfants avant de partir. Ou encore à ce moment particulièrement émouvant à Oradour-Sur-Glane où un vieux couple, qui a pourtant été témoin des effets de ce massacre, n'est là que pour voir Macron parce qu'il le trouve séduisant, faisant ainsi fi du sens profond et symbolique d'une telle visite.

 

photo Première campagneToujours donner le change

 

Le film de Audrey Gordon, sans avoir l'air d'y toucher, en dit beaucoup sur le pays actuel, sur cette France Macroniste qui s'est rêvée un homme providentiel, tout en nous montrant que, même dans les rédactions, personne n'est dupe et tout le monde semble jouer le jeu à son insu. Parce que le système médiatique vit dans l'urgence, parce qu'il épuise ses pions et les place au centre d'une fosse aux lions terriblement séduisante. Parce que l'enjeu dépasse l'inexpérience et que la jeune journaliste doit se battre sur plusieurs plans simultanément : être à la hauteur de son premier vrai travail, survivre à la campagne, gérer son épuisement progressif, garder un oeil sur son besoin de reconnaissance et conserver à tout prix sa neutralité.

En ce sens, Première Campagne est un film fulgurant, passionnant et important. A ranger aux côtés de 1974, une partie de campagne de Raymond Depardon et de 47,3 %... Les coulisses d'une campagne de Serge Moati.

 

Affiche officielle

 

Résumé

Voyage initiatique en immersion tout autant que désenchantement d'un système politique et médiatique qui tourne à vide, de l'aveu-même de ses acteurs, Première Campagne est un documentaire à ne surtout pas rater par les temps qui courent. Une mise à plat du métier de journaliste politique, loin des clichés, tout autant qu'une lecture assez peu valorisante de l'état actuel de notre pays. Du très beau boulot.

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commentaires
Greg
19/04/2019 à 12:57

Très intéressé, dommage qu'il ne passe que dans deux salles parisiennes.

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