Apocalypse now : Critique

Julien Foussereau | 9 août 2006
Julien Foussereau | 9 août 2006

Pour qui a une fibre critique un tant soit peu développée, l'idée de disserter sur Apocalypse Now amène irrémédiablement à se battre avec l'envie de rendre hommage à l'une des oeuvres les plus folles que le septième art ait jamais engendrée et la peur d'enfiler superlatifs et autres lieux communs. Le « poids critique » engendré par ce film en dit long quant à son statut d'oeuvre culte qui, à l'image de 2001, l'odyssée de l'espace, a vu fleurir bon nombre d'hommages ou de parodies au cinéma, à la télévision, ou encore dans la publicité (se souvenir du spot pour un équipementier sportif américain où Eric Cantona, crâne rasé, dans la pénombre, prenait les mêmes poses que Marlon Brando). Si la beauté morbide des images persiste à accrocher nos rétines vingt-sept ans après sa présentation cannoise (la première fois qu'un film estampillé « travail en cours » remporta la récompense suprême) au point de faire partie désormais intégrante de notre culture occidentale, c'est bien parce qu'après Apocalypse Now, les choses n'ont plus été les mêmes pour la guerre au cinéma, pour Coppola, Brando et nous-mêmes.

 

 

Bien avant les seventies marquées par le cinéma contestataire, il est un temps où Hollywood affiche ouvertement son amitié avec la Grande Muette made in U.S.A. et cette dernière sait apprécier la publicité gratuite pour l'effort de guerre. ne s'agissait-il pas là d'une publicité parfois hautement qualitative (cf. Le Jour le plus long, Dieu seul le sait, etc.) ? L'union commence à donner des signes de faiblesses avec Johnny got his gun, véritable réquisitoire contre l'absurdité de la Seconde Guerre Mondiale, et surtout M.A.S.H. qui, bien qu'ancré dans la guerre de Corée, résonne étrangement avec la débâcle vietnamienne. Il faut attendre Cimino et son Voyage au bout de l'enfer et l'apocalypse à long feu promise par Coppola pour s'attaquer frontalement au grand traumatisme. Deux oeuvres majeures, deux approches aux antipodes. Là où Cimino privilégie l'étude de moeurs d'une ahurissante densité, inspirée par la littérature dostoïevskienne, Coppola puise directement dans l'histoire immédiate des stock-shots les plus éloquents du reportage de guerre pour transmettre un sentiment absolu de chaos et de pessimisme totalement privé de hauteur de vue ou d'explications, via une mise en image/son sous l'influence directe de l'alcool et des psychotropes.

 

 

À cela s'ajoute le tournage légendaire du film dans lequel le cauchemar d'une génération entière se confond avec celui de Coppola qui manque de se suicider à plusieurs reprises devant son incapacité à se sortir du bourbier : en vrac, le renvoi de Harvey Keitel, la crise cardiaque de Martin Sheen, le typhon Olga qui détruit les décors, la réécriture constante du script, un budget largement dépassé, sans compter les caprices de Marlon Brando et les douze semaines de tournage initialement prévues aux Philippines qui se sont transformées… en seize mois ! Accoucher au forceps de Apocalypse Now a épuisé durablement un Coppola qui y a laissé plus que de l'argent : il y a atteint son plafond créatif. La fin des années 70 correspond aussi à son déclin, progressif, avec quelques beaux coups d'éclat comme Jardins de pierre, Cotton Club et Le Parrain III, mais déclin quand même. Marlon Brando ne connaît pas le luxe de cette descente par paliers, Apocalypse Now marque tout simplement sa mort artistique, une épitaphe hallucinée et géniale où la folie du genre humain se voit concentrée dans le visage d'un dieu quasi tout-puissant (l'auteur de ces lignes connaît par coeur le délirant monologue de Kurtz pour l'avoir regardé en boucle bouche bée et les yeux humides).

 

 

Là réside la beauté exceptionnelle du film, peut-être la plus belle de toutes : celle d'une volonté d'irriguer le métrage d'une puissance tellement grandiose que sa démesure va jusqu'à menacer sa propre existence. À l'inverse des tours de force « sereins » et parfaitement maîtrisés comme La Nuit du chasseur, La Charge héroïque ou plus récemment La Ligne rouge, Apocalypse Now est le produit de sa genèse infernale et désordonnée, pour paraphraser (de loin) Jacques Rivette. Car, avec le minimum syndical d'objectivité, il faut admettre que le film est carencé même si il ne peut en être autrement lorsque l'on songe à ses deux années de montage. À partir de 200 heures de rushes exploitables, il fallait arriver à un récit cohérent de deux heures trente. Opération ardue qui aboutit à une narration morcelée nécessitant l'emploi d'une voix-off non souhaitée au départ. La dernière partie dans le repaire de Kurtz, véritable purgatoire pour qui ne jure que par les scénarios bétonnés (mais que fait donc le colonel psychopathe entre deux boucheries à part réviser ses classiques littéraires ?), l'hypothétique fan-club de Joseph Conrad désemparé devant un tel spectacle et la musique synthétique composée par Carmine Coppola, à la limite du supportable en simple écoute (mention spéciale au morceau utilisé sur la colonie française), sont autant d'arguments à charge tout à fait recevables que même un fan suffisamment lucide ne peut pas balayer du simple revers de sa mauvaise foi.

 

 

Cette prise de conscience, aussi légitime soit-elle, en appelle évidemment une autre : pour une faiblesse, on trouve une centaine de qualités flamboyantes capables d'embraser les déficiences précitées comme une traînée de napalm au petit matin. Et Apocalypse Now est un choc cinématographique comme on en a rarement vus pour peu que l'on se laisse happer tant par la force hypnotique de ses images et sa profondeur sonore que par la vénéneuse ambiguïté morale qu'il dégage. Au risque d'enfoncer une porte ouverte, aimer Apocalypse Now est comme accepter une macabre invitation au voyage où il est autant question de remonter le fleuve Nung de Saigon jusqu'au Cambodge que de s'enfoncer dans les zones les plus noires de l'âme humaine. Benjamin Willard (inoubliable Martin Sheen), chargé d'éliminer Kurtz, est un escargot sur une lame de rasoir, symbole du peu d'humanité qui lui reste, et sur lequel il manque constamment de perdre pied, en témoigne sa première scène dans laquelle il détruit sa propre image dans le miroir. Ce qui environne le fil ténu est en fait la progression narrative de Apocalypse Now, une avancée du réel sociétal vers la sauvagerie primitive en passant par l'épouvantable violence étatiste à travers des séquences de plus en plus dantesques qui n'ont rien perdu de leur pouvoir de sidération.

 

 

Car, en ces temps de pauvreté artistique au cours desquels un blockbuster homérique et digital contient rarement plus d'une grande scène, il est important de souligner le pluriel de « séquences dantesques » dans Apocalypse Now. À commencer par l'attaque aérienne du village vietcong au son de La Chevauchée des Walkyries de Wagner, l'une des plus grandes scènes de tous les temps, excitante, jubilatoire, traversée par un souffle épique, rapidement désintégré par la représentation de la boucherie d'une guerre moderne qu'aucune image infographique ne peut recréer avec un tel degré de véracité. Cette bataille, menée par le Colonel Kilgore, synthétise toutes les contradictions des Etats-Unis dans ce conflit. Kilgore (notez le jeu de mots pour le personnage de Robert Duvall) a beau être l'antithèse de Kurtz, il n'en est pas moins schizophrène lorsque, d'un côté, il rase un village côtier parce que là-bas les vagues font plus de deux mètres et, c'est bien connu, « …les viêts' ne font pas de surf ! » et, de l'autre, il s'active pour transporter via son hélicoptère personnel un enfant blessé comme si sa propre vie en dépendait (dans la version Redux) avant d'ajouter, affecté, qu'« …un jour, cette guerre s'arrêtera. » Difficile aussi de rester détendu, malgré plusieurs visionnages, devant le terrible massacre du sampan par Clean (Laurence Fishburne alors âgé de 14 ans) ou l'épisode au pied du pont de Do Lung, incroyable séquence de confusion et d'absurdité guerrière dans laquelle le combat anarchique a pris le dessus, dernière étape (dans la version cinéma) avant le QG cambodgien de Kurtz.

 

 

 

Mais ne ramener Apocalypse Now qu'à une succession de tableaux mortifères serait une erreur parce que Francis Ford Coppola dissémine dans le quotidien de l'équipe de Willard des modes de vie typiquement américains et incongrus dans la jungle vietnamienne quand, par exemple, Lance éclabousse des paysans locaux en faisant du ski nautique. Ne pas voir non plus une forme de racisme derrière les morts de Clean et Chief, afro-américains qui figurent parmi les premiers morts de l'équipage mais le reflet d'une catégorie ethnique sacrifiée par l'état-major US ; morts d'autant plus intéressantes qu'elles sont successivement placées sous le signe de la modernité (Clean est fauché par une balle) puis du primitivisme (Chief est transpercé par une lance artisanale). Un primitivisme annonciateur de la fin surréaliste, chargée en intertextualité (Kurtz lit le poème de T.S. Eliot The Hollow Men lui-même inspiré par…Heart of Darkness). La fin étrange ne fait pourtant que confirmer la grandeur du film de par son ambiguïté : personnellement, il me semble que Willard tue Kurtz dans la mesure où ce dernier incarne ce que Willard pourrait devenir : un homme prenant conscience que l'âme humaine flirte autant avec le divin qu'avec la monstruosité…au risque de s'y abandonner complètement. Willard refuse à la fois la place de demi-dieu laissée vacante par la mort du colonel et la destruction du repaire par l'armée pour repartir sur son bateau, vers une destination inconnue, échappant autant au spectateur lambda qu'à Coppola. Et lorsqu'un film va jusqu'à dépasser son propre créateur, on peut affirmer qu'il s'agit là de la marque du chef d'oeuvre.

 

Résumé

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