Doctor Sleep : comment Mike Flanagan a trahi Stephen King pour mieux l'adapter

Simon Riaux | 4 novembre 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Simon Riaux | 4 novembre 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Adapter Doctor Sleep représentait un défi majeur, le projet étant par essence coincé entre le Shining de Stanley Kubrick, haï par Stephen King, et le roman qui lui fait suite, pensé pour piétiner le chef-d’œuvre que l’écrivain considère comme une trahison. Pour l’essentiel des spectateurs, les aventures de Danny sont devenues indissociables du célèbre long-métrage, par conséquent, lui donner une suite exigeait d’embrasser tout ou partie de son héritage.

On imagine dès lors l’infernal casse-tête auquel fut confronté le réalisateur Mike Flanagan, qui devait manœuvrer finement pour obtenir de Stephen King l’autorisation d’adapter son travail, en le mariant néanmoins avec un long-métrage honni. Par conséquent, Doctor Sleep était voué à prendre de véritables distances avec l’ouvrage, tout comme il se devait de ramener le film et sa mythologie dans le giron de l’univers imaginé par Stephen King.

Comment le cinéaste y est-il parvenu, et qu’a-t-il conservé ou modifié du roman originel ?

ATTENTION SPOILERS !!!

 

photo Doctor Sleep, Ewan McGregor Ewan McGregor

 

TÊTE DE NŒUD VRAI

Dans le livre, la menace provient d’une troupe de vampires, qui survit en se repaissant des enfants porteurs du Shining. Leurs objectifs et leur mode de vie ne sont pas radicalement différents dans le film, mais Mike Flanagan a toutefois opéré quelques changements d’importance. Tout d’abord, il ne s’agit plus d’une bande de vieillards un peu ridicules et issus d’un film Z (la description de leur apparence et leur look était une grande source de gêne dans le roman).

 

photoLes membres du NœudVrai ne sont plus tant des vampires putrescents que des addictes un peu vénères

 

Stephen King décrivait en quoi leurs séances de dévoration relevaient d’une forme de jouissance et de possession à la dimension éminemment sexuelle. Cette donnée, assez traditionnelle chez les entités vampiriques, a disparu dans le film, qui représente les membres du Nœud Vrai, comme des prédateurs nettement plus jeunes et redoutables physiquement.

S’ils ne sont plus franchement obscènes, la charge sexuelle, ou sensuelle a en revanche été déplacée vers Rebecca Ferguson, qui interprète Rose, leur leader. Sa psychologie et ses actes ne tranchent pas radicalement du texte original, mais elle paraît ici beaucoup plus séduisante et sexuée, et bénéficie d’ailleurs d’une apparence générale plus flatteuse, jusque dans le design de son chapeau. Plus vigoureux que chez Stephen King, ils ne souffrent pas dans le film de la forme de rougeole qui les afflige en littérature, et dont ils espèrent que l’essence d’Abra pourra les guérir.

 

photoRose, une prédatrice d'un genre bien particulier

 

FAMILY BUSINESS

Peut-être pour donner à son récit et à la nouvelle mythologie qu’il y greffe une cohérence supplémentaire, l’écrivain a choisi de relier génétiquement Danny et Abra. En farfouillant télépathiquement dans la mémoire de la grand-mère de la môme, Dan comprenait que l’enfant était la fille de sa demi-sœur. Nos deux héros étaient donc de la même famille, ce qui pouvait renforcer leur lien, comme justifier sa nature, ainsi que le partage de pouvoirs importants.

Cet élément est absent du film, et il n'en reste plus qu'une réplique, faisant vaguement écho au sujet, alors que la jeune fille désigne Dan par le vocable "Uncle Dan". Et c'est tant mieux.

 

photo Doctor SleepDanny et Albra

 

KILL PARTY

Dans le film, Rose envoie ses fidèles faire leur fête à Dan ainsi qu’à la famille d’Abra. L’entièreté de sa confrérie meurt, tuant au passage le paternel de l’enfant au Shining. Manipulé télépathiquement, ce dernier se suicide. Après quoi, Rose se retrouve seule pour affronter nos héros lors de la dernière partie du film, qui se déroule à l’Hôtel Overlook.

Rien de tout cela dans le roman, puisque chez King, la troupe du Nœud Vrai est décimée bien plus progressivement, souffrant de maladie, mais aussi de désaffection de certains de ses membres. Ces derniers sont d'ailleurs beaucoup plus clairement identifiés dans le roman, Doctor Sleep préférant faire de Rebecca Ferguson l'antagoniste centrale de son dispositif narratif.

 

photo Joies du tricycle 

 

OVERKILL A L’OVERLOOK

C’est probablement le climax du film qui constitue, en apparence, la plus radicale transformation par rapport à l’ouvrage de Stephen King. Dans son roman Shining, le sinistre hôtel Overlook était détruit par une formidable explosion de chaudière, grâce à Jack Torrance, père de Danny, qui trouvait ici sa rédemption, malgré la terrible emprise de l’endroit sur son esprit.

Par conséquent, la fin de Doctor Sleep version papier ne se déroulait absolument pas à l’Overlook, depuis longtemps disparu, quand bien même certains de ses « habitants » demeurent dans l’esprit de Danny, qui s’en tient éloigné grâce à une astuce mentale que lui révèle Dick Halloran (tué dans le film de Stanley Kubrick, épargné dans le bouquin).

 

photo, Ewan McGregorHome sweet home

 

Dans le roman, le final se déclenche quand le héros choisit de laisser libre cours aux entités et souvenirs qu’il a dissimulés dans son cerveau, recréant mentalement un dédale cauchemardesque finalement assez peu différent de l’adaptation cinéma. Sur le papier, Mike Flanagan trahit donc Doctor Sleep quand il envoie Ewan McGregor et Rebecca Ferguson jouer à la bagarre au cœur de la bâtisse. Mais si le décor change, la nature de l’action demeure en revanche plutôt fidèle à Stephen King.

Mike Flanagan se permet même de raccrocher symboliquement les wagons avec le roman Shining en faisant enfin tout péter. L’Overlook brûle enfin sur grand écran, et du fait d’un incendie de chaudière, ce qui permet au film Doctor Sleep de s’emparer avec un certain respect de l’héritage de Kubrick pour l’amener symboliquement à se reconnecter au roman de Stephen King.

 

photoDanny va devoir se confronter à son héritage familial

 

Quoi qu’on pense du film et du pari plus que risqué de Mike Flanagan, ce qui frappe ici, c’est l’intelligence de l’opération d’adaptation qu’il effectue. Les changements vont du cosmétique au structurel, mais sont toujours mus par la volonté de trouver des solutions de cinéma pour raconter une intrigue littéraire, ou le désir d’hybrider le film Shining, afin de reconnecter deux œuvres et deux artistes à priori irréconciliables.

Et devant la précision du procédé, on serait tenté de dire que si le cinéaste n’a pas accompli un grand film, il a réussi un des plus singuliers hommages imaginables à la littérature de King, et au cinéma de Kubrick.

 

Affiche française

 

 

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commentaires
LucaR
06/05/2020 à 00:43

@Danny c'est toujours le problème avec ce réalisateur Flanagan: il fait des films souvent très réussis - celui-ci ne faisant pas exception - mais à qui il manque toujours un petit coup de génie qui en ferait une oeuvre inoubliable. Donc c'est un très bon film, j'ai pris un vrai plaisir à le regarder et je n'ai pas été géné par les écarts vis à vis du livre, mais qui est au final assez anecdotique: on l'oubliera vite, il ne restera pas dans les mémoires comme l'est resté son grand frère le Kubrick. On attends toujours LE grand film qui permettra à ce réalisateur extrêmement talentueux de se hisser au rang d'artiste.

Simon Riaux
05/11/2019 à 09:52

@Steamboy62

Tout à fait. Depuis Fear the Walking Dead, j'ai une déformation et Cliff Curtis joue toujours des pères foireux dans mon cerveau.

Steamboy62
05/11/2019 à 09:05

Coucou, équipe d'Ecran Large !

Juste une petite correction. Quand Simon écrit : "L’entièreté de sa confrérie meurt, tuant au passage le paternel de l’enfant au Shining. Manipulé télépathiquement, ce dernier se suicide."
Ce n'est pas le père d'Abra qui se suicide, suite à manipulation mentale, mais le "parrain" (aux Alcooliques Anonymes) de Danny, incarné par Cliff Curtis.
Le père d'Abra est assassiné (d'un couteau planté dans le coeur) par Corbeau lorsque celui-ci vient enlever la gamine.

Gros bisous !!!

ComprendsPas
04/11/2019 à 17:27

Vu hier. J'ai trouvé le film assez réussi mais on est bien évidemment à des années lumières de celui de Kubrick. Malgré les modifications que vous citez, et quelques raccourcis nécessaires pour obtenir une durée correcte, le film reste tout de même assez identique au roman.
Ah au fait, quelqu'un a localisé le fameux caméo de l'interprète original de Danny dans Shining ? Et surtout, quelqu'un a-t-il reconnu l'interprète du nouveau Lloyd le barman ou si vous préférez, Jack Torrance, dans la scène du Bar ?

Gregdevil
04/11/2019 à 17:16

J'ai bien aimé également.
Malgré un début poussif le reste ma convaincu.
Pas génial mais bien sympa.

Dario 2 Palma
04/11/2019 à 17:16

" Mike Flanagan a toutefois opéré quelques changements d’importance. Tout d’abord, il ne s’agit plus d’une bande de vieillards un peu ridicules et issus d’un film Z (la description de leur apparence et leur look était une grande source de gêne dans le roman)"

Je n'ai pas lu le bouquin mais ça ne fait pas trop envie cette description c'est sûr...déjà que les vampires "enfumés" du film sont assez Z avec leurs yeux flashy et leurs (super) pouvoirs grotesques (scène de vol improbable de la méchante à chapeau, gunfight forestier à rendre vert de jalousie Michael Mann...) ...mais peut-être que Flanagan cherchait justement le décalage et à solliciter ce rire chez le spectateur, plus que l'effroi, avec ces antagonistes et le film dans sa globalité? Une suite/remake en forme de parodie assuméé par son auteur?
Après tout Big John Carpenter lui-même trouve le "Shining" de Kubrick hilarant, comme une bonne comédie...

Neodraken
04/11/2019 à 17:04

@Danny

J'ai trouvé le film excellent et je conseille le visionnage.

Le plus simple est de se faire son propre avis.

Kutchek
04/11/2019 à 16:31

@ Simon Riaux

Il manque un bout dans cette phrase du troisième paragraphe :

Leur fonctionnement et leur mode de vie ne sont pas radicalement [...] dans le film, mais Mike Flanagan a toutefois opéré quelques changements d’importance.

Danny
04/11/2019 à 16:08

Bon article, merci. Bon du coup, malgré la critique et l'avis mitigé d'EL sur le film, pensez-vous qu'il vaut tout de même le coup d'être vu et qu'il va bien vieillir ?