Les Autres, Ouvre les yeux, Agora... où es-tu Alejandro Amenábar ?

Geoffrey Crété | 19 avril 2021
Geoffrey Crété | 19 avril 2021

En sept films et 20 ans, Alejandro Amenábar a construit une carrière inattendue, sans céder à Hollywood et aux facilités.

Des snuff movies de Tesis aux mensonges de Régression, des fantômes des Autres aux rêveries de Mar Adentro, de l'époque romaine d'Agora aux heures sombres de l'Espagne dans Lettre à Franco, le cinéaste Alejandro Amenábar a tracé une route pas comme les autres.

Passé par différents genres, il a trempé dans le bain hollywoodien avec précaution, pour le meilleur et pour le pire, et continue à avancer et surpendre, malgré de sévères échecs. Alors qu'il prépare une série d'aventure, intitulée La Fortuna, une question demeure : mais où est vraiment passé le réalisateur de Tesis, Ouvre les yeux et Les Autres ?

 

photoLe Masque de l'Amenabar

 

CHAPITRE 1 : COMME UNE IMAGE

Tout a commencé à l'école, et à l'école, tout a vraiment commencé. Etudiant en cinéma à l'université complutense de Madrid, Amenábar y trouve les premières briques de sa carrière : son co-scénariste Mateo Gil, l'acteur Eduardo Noriega, et le sujet et décor de leur premier film ensemble : Tesis. C'est donc l'histoire d'Angela, une étudiante à l'université de Madrid, qui travaille sur une thèse autour de la violence dans les films, et découvre les snuff movies - ces vidéos montrant de vrais meurtres.

L'attraction pour la violence qui pousse à franchir la ligne, incarnée à la fois par les snuff movies et le beau et ténébreux Bosco, est le sujet du film. L'héroïne (qui veut voir la victime sur les rails de la gare), ses ennemis (qui veulent filmer des morts), le spectateur (qui veut voir ces vidéos), le réalisateur (qui montre et raconte et tente le public) : tout le monde est coupable, et l'image est un trou noir où s'abîment toutes les âmes, devant et derrière la caméra. Sa force est au centre de l'équation, et elle le sera encore dans Ouvre les yeux.

 

photoL'homme derrière l'homme à la caméra

 

Après le succès de Tesis, notamment couronné par sept Goya (équivalents des César), dont meilleur nouveau réalisateur et meilleur film, Amenábar continue donc sur sa lancée, avec Mateo Gil et Eduardo Noriega. La violence est toujours là dans Ouvre les yeux, mais elle prend une dimension existentielle avec l'histoire de César, bellâtre à qui la vie sourit jusqu'à un accident de voiture qui le défigure. Sans son visage, désormais caché derrière un masque froid, sa vie entière s'écroule.

Tesis interrogeait l'image sous sa forme la plus terrienne, et Ouvre les yeux, de manière plus symbolique. Mais des deux côtés, c'est une source de mort et de mal. Le snuff movie tue pour exister, et peut tuer parce qu'il existe dans les yeux d'un spectateur. La beauté, la réussite, le succès, sont des signes de vie, sous sa forme superficielle (son image, donc), mais il suffit qu'un domino tombe pour tous les entraîner, et pousser le chanceux vers le bord du précipice de l'oubli.

Dès son deuxième film, Amenábar montre la voie : son cinéma ira au-delà des apparences, au-delà des genres, et le cheminement vers quelque chose de plus grand est là. Qu'il soit également compositeur de la musique de ses longs-métrages en dit long sur son désir de dépasser les limites, et élargir ses horizons, dans le fond comme dans la forme.

 

photo, Penelope CruzOuvre les yeux : ta carrière hollywoodienne arrive

 

CHAPITRE 2 : 2001, L'ODYSSÉE DE L'HOLLYWOOD

Ce succès fulgurant ne passe pas inaperçu. La légende raconte que Tom Cruise s'est jeté sur son téléphone dès le générique de fin d'Ouvre les yeux (passé à Sundance en 1998) pour en acquérir les droits en vue d'un remake, avec sa boîte de production Cruise/Wagner. L'acteur superstar se donne le premier rôle de Vanilla Sky, récupère Penelope Cruz qui reprend son rôle, et Cameron Crowe raconte la même histoire, mais à New York. Vu le sujet du film, cet effet miroir à peine déformé est vertigineux.

Dans la promo officielle et polie, Amenábar parlait des films comme de "deux frères", avec les mêmes problèmes, mais des personnalités différentes, qui chantent la même chanson, mais avec deux voix différentes. "L'un aime l'opéra, l'autre, le rock".

En parallèle, la pieuvre Cruise attire le cinéaste espagnol dans son domaine. Amenábar est donc accueilli dans la famille avec Les Autres, chapeauté par Cruise/Wagner, et avec Nicole Kidman, future ex-femme de, dans le premier rôle. Le film d'horreur sort le premier, pendant l'été 2001, et le succès est total : un triomphe public (près de 210 millions, pour un budget officiel de 17), et critique (l'actrice est nommée aux Golden Globes et aux BAFTA, Amenábar est encore une fois salué aux Goya).

 

photo, Tom CruiseL'homme au masque de flair

 

Vanilla Sky n'aura pas un destin aussi brillant malgré son succès en salles (plus de 200 millions au box-office, pour un budget officiel de 70). La critique n'est pas tendre, et l'ère de l'egotrip de Tom Cruise a commencé. Sa vie privée se mélange à sa carrière, son divorce avec Nicole Kidman est suivi de sa relation médiatisée avec Penelope Cruz, et c'est le début d'une escalade qui va mener quelques années après à une tornade en pleine Guerre des mondes. La société Cruise/Wagner, derrière Vanilla Sky et Les Autres, sera l'une des premières victimes, Paramount mettant fin à leur collaboration en 2006.

Là encore, vu le sujet d'Ouvre les yeux et Vanilla Sky, avec son héros enivré par le succès et finalement victime de lui-même, qui se retranchera dans l'illusion la plus totale pour fuir ses échecs insupportables, c'est fascinant. D'autant que la figure du mari est un fantôme central dans Les Autres, où Kidman, seule en enfer, attend le retour de son époux, elle aussi ayant vrillé dans la folie vu la situation.

Ouvre les yeux sur les Autres : le diptyque est ainsi parfait. Amenábar n'est pas seulement entré dans la danse hollywoodienne : il y a accepté une valse avec un couple de stars, et a testé deux facettes centrales de l'industrie (le remake, l'exercice de style et de genre). Pour un cinéaste qui s'interroge sur les apparences et le sens de l'image, c'est de circonstance.

 

photo, Nicole KidmanL'Enfer, c'est pas Les Autres

 

CHAPITRE 3 : REGRESSION INDEED

Que faire après un tel succès hollywoodien ? À l'époque, Tesis devait même passer à la machine à remake, avec le réalisateur Jim Sheridan. C'est là qu'Alejandro Amenábar commence à fermement défendre une place spéciale. La majorité des réalisateurs invités par un acteur-producteur superstar et adoptés par Hollywood, serait restée, surtout avec un beau succès comme Les Autres en poche. D'autant que le film a beau avoir les Weinstein au générique, aucune mésentente, aucun charcutage : le cinéaste espagnol a vécu une douce expérience comme réalisateur, scénariste et compositeur, et sans avoir une équipe entièrement américaine à ses côtés.

En réalité, Amenábar répètera n'avoir "jamais travaillé à Hollywood. J'ai travaillé avec des gens de Hollywood, mais je ne suis jamais vraiment rentré dans leur système", comme il l'expliquait à Allociné pour la sortie de Régression. Les Autres a beau avoir au générique les mastodontes Cruise/Wagner et les frères Weinstein, il a en grande partie été produit par des Espagnols, et le réalisateur le présente comme une production espagnole. Le tournage a justement eu lieu dans son pays (le décor de l'île de Jersey a été décidé après la première version), loin des sirènes hollywoodiennes. Et ce n'est pas un détail : cette distance est précieuse, comme l'avait expliqué Alexandre Aja avec La Colline a des yeux tourné au Maroc.

 

photoFenêtre sur coeur

 

Il se passera quelques années avant son film suivant, Mar Adentro : l'histoire vraie de Ramón Sampedro, paralysé suite à un accident et cloué au lit, seulement capable de bouger la tête. Il n'a alors plus qu'une échappatoire : une fenêtre. Le début du film est clair à ce sujet : c'est comme un écran de cinéma, une page blanche, où il s'évade, se réécrit et reprend le contrôle. Il devient alors le metteur en scène de sa propre vie, et derrière le drame sur l'euthanasie et le handicap, Amenábar retrouve des thématiques très proches d'Ouvre les yeux sur le fantasme, l'illusion, et la bataille entre réel et imaginaire.

"C'est mon premier film à avoir reçu de mauvaises critiques", disait Amenábar à l'époque. Pourtant, il rencontre un immense succès. Et là encore, Hollywood n'est pas loin : le film remporte l'Oscar du meilleur film étranger (en plus d'une nomination pour les maquillages).

D'où la possibilité de concrétiser Agora, son projet le plus ambitieux d'un point de vue business. 70 millions de budget pour cette histoire centrée sur la scientifique Hypatie d'Alexandrie, dans une Égypte tourmentée par les affrontements religieux entre les Chrétiens, les Juifs et les Païens. Et c'est là le premier revers de la médaille du cinéaste.

Malgré Rachel Weisz au premier plan, Agora sera un échec. Présenté hors compétition à Cannes en 2009, le film lutte pour trouver un distributeur, notamment aux États-Unis. L'espoir d'un bon buzz est enterré à Toronto, plateforme de lancement des prétendants aux Oscars, où le film ne récolte que peu d'amour. Il sortira sur seulement quelques écrans, et n'ira pas plus loin que 600 000 dollars et quelques encaissés côté USA. Dans le reste du monde, c'est un silence presque total, hormis en Espagne, où quasi toute sa carrière se jouera. Le pari était risqué, et l'échec est à la hauteur. Le réalisateur touche une limite.

 

photo, Alejandro AmenábarAmenábar bientôt lynché sur l'Agora

 

Mais la vraie chute s'appelle Régression. Agora n'a pas été un succès en salles, mais demeure l'un de ses films les plus forts, qui déborde de passion. Avec la sensation que personne n'aurait pu faire ce film, de cette manière. Difficile d'en dire autant du thriller avec Emma Watson et Ethan Hawke, qui tourne autour d'un policier enquêtant sur une secte sataniste, laquelle aurait attaqué une jeune femme.

Cet ersatz de mauvais épisode de X-Files était sûrement conçu comme un coup solide, avec son mystère et son twist, ce que le réalisateur avait manié avec talent sur Les Autres. Il retrouvait d'ailleurs les Weinstein. Mais la catastrophe est totale : le film est impersonnel, dénué d'identité et de force, et pour la première fois, Amenábar semble incapable de diriger correctement ses acteurs. Régression porte magnifiquement son titre avec ses airs de gros DTV. La critique est très mauvaise, le box-office gentiment médiocre (même pas 18 millions, pour un budget officiel de 15 millions). Là, c'est un échec entier.

 

photo, Emma Watson, Ethan Hawke"Tu vois, c'est comme qu'on joue bien"

 

CHAPITRE 4 : À SUIVRE

Cinq ans sont passés, et Amenábar est donc de retour. Après Régression, certainement son film le plus américain, Lettre à Franco est son film le plus espagnol, de par sa nature et son sujet. Un vrai retour aux sources, et un film 100% local. Ce n'est d'ailleurs pas innocent s'il revient à la composition de la musique, après l'avoir laissée à d'autres sur Agora et Régression.

Au-delà, il y a encore et toujours cette quête de sens, de vérité, au coeur du cinéma d'Amenábar. Tesis et la portée de l'image, Agora sur les guerres de religion et le fanatisme, jusqu'à Lettre à Franco qui interroge l'Espagne qui a permis à Franco d'émerger... comme si le cinéaste braquait sa caméra sur le monde pour mettre en lumière ses démons, surnaturels ou bien réels, au fil de sa filmographie. Que Nicole Kidman soit finalement la menace qu'elle pensait affronter dans Les Autres, qu'Emma Watson soit le monstre qu'Ethan Hawke cherchait ailleurs, n'est pas anodin. Ne pas reconnaître les vrais ennemis, déchiffrer les masques, mener les bonnes batailles : Lettre à Franco a du sens.

 

photo, Karra ElejaldeKarra Elejalde dans Lettre à Franco

 

Et la suite ? Amenábar travaille sur La Fortuna, l'adaptation de la BD El Tesoro del Cisne Negro : l'histoire de la découverte d'un immense trésor dans l'océan, qui met en jeu l'héritage culturel espagnol et les ramifications politiques et juridiques d'un tel événement.

Ce sera une mini-série de six épisodes, soit une première pour lui. C'est une co-production espagnole, entre Movistar + et AMC Studios, avec un casting international (et notamment Stanley Tucci). Encore un projet particulièrement intrigant donc, qui sort des cases habituelles.

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commentaires
Kimfist
13/04/2022 à 12:42

Par curiosité, je vais regarder "régression" je ne savais pas que c'était lui qui l'avait réalisé.

Et en plus il est disponible sur prime vidéo ^^

Pour Agora, je ne l'ai jamais vu non plus, les bande-annonce manquaient d'épique, à une époque où tout le monde avait encore Gladiator en tête. Seule la présence de Rachel Weiht aurais pu me convaincre mais sur le moment cela ne m'a pas suffit.

Je pense qu'il manque à ce réalisateur un second succès critique et public pour vraiment passer au statut de réalisateur incontournable. Peut-être que ça sera le cas avec la nouvelle série international qu'il prépare.. wait and see !

laiguillée
21/04/2021 à 11:04

j'ai vu agora, en italien! splendide, malheureusement le DVD est en rupture et ne l'ai pas vu en français. Quel dommage!

Rayan
20/04/2021 à 23:04

Agora est absolument génial

PatrickJammet
20/04/2021 à 06:11

... Ostensible... La fraternité.

PatrickJammet
20/04/2021 à 05:49

... Kid'man... Wilhelm Prinzip Millenium Reich Lorrain /Guillaume 1024/2024, le Heaume... The Devil, phonétique... Ma Sœur, Will'Alexander (je rigole, mon frère)... Intermédiaire... La Tienne... Extrapyramidal. Film?

PatrickJammet
20/04/2021 à 04:34

... Au temps pour moi... Pélerins+D. Resplendir... Désolé, l'automatisation... Raisonnement... La Chute des Mass-média...

PatrickJammet
20/04/2021 à 04:31

... Sinon, The Others; Kid'man pélerines+d... Resplendies. Tu cherches la mass-média, vu ton niveau intellectuel, normal; philosophique...? Ton lectorat, les autres ?... La lumière.

Miglou
19/04/2021 à 22:37

Tesis un vrai top thriller

Brady
19/04/2021 à 18:20

Ce qui me fait mal aujourd'hui c'est que le remake du bouleversant et si inspirant "Ouvre les yeux" est bien plus connu que l'original. J'adore aussi "Mar adentro" où Amenabár a ponctué malignement le sujet casse-gueule qu'est l'euthanasie d'un humour burlesque.
Et puis les musiques de ses premiers films qu'il a composé lui-même au sont magnifiques.

Sergio
19/04/2021 à 15:40

Agora, mon film préféré !!!
Tellement beau ce film, tout y est parfait a mon sens !
L'histoire, les thèmes (la religion contre la science), la réal, la photo sublime avec ses vues de la terre depuis l'espace qui renvoie aux personnages et leurs soif de savoir ou de religion), le casting avec une Rachel Weisz impériale dans son plus beau role .
Une très belle histoire d'amour impossible.
Un film tellement humain, comme ouvre les yeux, tellement méconnu aussi ! quel dommage ...

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