Dunkerque : le faux film de guerre et vrai trip expérimental de Nolan

Simon Riaux | 8 mai 2023 - MAJ : 09/05/2023 11:41
Simon Riaux | 8 mai 2023 - MAJ : 09/05/2023 11:41

Même quand il fait la guerre, Christopher Nolan ne fait rien comme tout le monde. Retour sur Dunkerque, un film qui explose les conventions du genre.

Se plaisant à varier les genres et les concepts, Christopher Nolan, en dépit d’un style aisément reconnaissable n’est jamais resté dans sa zone de confort. Navigant entre film noir, faux drame historique, science-fiction, pseudo-film de braquage et bien d’autres sous-genres, le metteur en scène a toujours veillé à explorer de nouveaux territoires. C’est ce qu’il fit en 2017 avec Dunkerque, son unique incursion du côté du film de guerre

Et pourtant, comme souvent avec l’artiste britannique, cette apparente étiquette a des airs de diversion, tant son exploration d’un cataclysme militaire devenu symbole de résilience et de courage pour le Royaume-Uni dissimule un projet tout autre. Revenons donc sur Dunkerque, véritable trip métaphysique et anti-film de guerre. 

 

PhotoSur la plage bombardée

 

KNOW YOUR ENEMY 

Tous les films de guerre ne mettent pas l’emphase sur l’ennemi, mais un grand nombre n’hésite pas à les caractériser puissamment, ou en ayant recours à un miroir déformant qui permet de légitimer à peu de frais la violence des héros que suit le spectateur, tout en établissant clairement la nature de la menace à laquelle ils font face. 

Cette équation est d’autant plus vraie quand il est question de la Seconde Guerre mondiale, qui autorise depuis des décennies à peu près tous les cinéastes de la galaxie à faire ce qu’ils veulent des nazis, devenus officiellement les méchants les plus méchants de la grande méchanterie. Une facilité qui autorise tous les stéréotypes et caricatures, personne ne songeant sérieusement à réclamer un traitement respectueux ou humain des nazis. 

Mais Christopher Nolan se désintéresse à ce point des antagonistes qu’il préfère renvoyer tout cette vilaine troupe en dehors de ses cadres. Dans Dunkerque, l’armée allemande est un concept presque abstrait. On constate les conséquences de son existence, elle titre et bombarde, et s’incarnera bien à travers deux misérables silhouettes floues dans la dernière image de Tom Hardy, mais cette volonté de toujours l'exclure de l'image pour la transformer en idée tantôt vaporeuse, tantôt prête à fondre sur les protagonistes demeure un véritable cas d’école. 

 

PhotoL'armée allemande, invisible, fondant sur les Britanniques depuis les cieux

 

Si la pression ne redescend jamais, le réalisateur veille à ce que seule sa mise en scène, et en particulier son montage, en soit responsable. Nul besoin d’en appeler à l’héritage culturel ou à la mémoire collective et on pourrait d’ailleurs prendre le pari que c’est précisément là l’ambition de Nolan qui s’exprime. Puisque l’auteur ne peut espérer, aussi brillant soit-il, renouveler à lui seul l’imagerie qui entoure l’armée allemande, il se lance le défi de raconter un épisode historique dont elle est partie prenante, sans nier son impact, mais sans non plus la représenter. 

L’épreuve stylistique est de taille, et il suffit de se remémorer les pics de tension qui parsèment Dunkerque pour constater combien est grande la réussite du film. Invisible, renvoyé aux confins de l’image, l’ennemi n’en est que plus implacable, devenu pure idée passant par le vecteur de la mise en scène, il infecte au contraire tout le métrage, en restant dissimulé. Il n'est d'ailleurs pas anodin que la seule incarnation de l'adversaire à occuper le cadre... passe par les séquences de combats aériens. Le nazi n'est plus un corps, mais bien un principe d'action mécanique, une machine dont il faut interrompre la marche.

 

Photo , Tom HardyUn Tom hardi

 

HORS-CHAMP DE BATAILLE 

Christopher Nolan accomplit ce tour de force grâce au principe qui régit dans ce film l’essentiel de la mise en scène. Le spectacle a beau fréquemment envahir l’image, et cette dernière se composer avec un soin extrême, elle parait presque toujours nous réserver un contrechamp encore plus incroyable, quand elle ne joue pas avec son dévoilement progressif. 

Cette logique s’incarne dans la puissante introduction, où une poignée de soldats britannique erre dans des rues désertes, à la recherche de leurs frères d’armes. Découverts par les forces allemandes, ils sont contraints de fuir sous les balles, jusqu’à débarquer sur la plage, où sont concentrées les unités britanniques. Après une série de plans duveteux, comme suspendus, la brutalité, par le truchement du son, vient déchirer la quiétude des premiers instants, tandis que les éclats de balles fusent, que la nervosité retrouvée du montage provoque une rapide montée en pression. 

L’ennemi est invisible et donc susceptible de surgir partout, tout le temps. Les cadres sont relativement serrés quand l’espace pourrait s’ouvrir. Les lignes de fuites durent et sont le plus souvent brisées par des perspectives induites par le décor urbain qui engendrent un effet d’enfermement, d’étouffement immédiatement palpable. Jusqu’à ce que l’horizon s’ouvre soudainement pour dévoiler ce contrechamp dont rêvent le spectateur et les personnages.  

 

Fionn WhiteheadDans le dédale de Dunkerque

 

Il s’ouvre sur une plage immense, peuplée et vide, immobile et foisonnante. Un lieu de plaisance transmuté en une sorte de scène de théâtre, abstraite et absurde. Pur jaillissement sensoriel, l’arrivée sur la plage provoque un effet profond sur le spectateur, intensément satisfaisant et spectaculaire, et pourtant aux antipodes des acquis du cinéma guerrier. Cette logique, ce tempo et cette philosophie de l’espace président à quasiment tous les morceaux de bravoure de Dunkerque, lors de l’attaque d’un bateau-hôpital, le torpillage d’un bâtiment au cœur de la nuit, ou encore lorsqu’un navire échoué est pris pour cibles, alors que plusieurs personnages y ont trouvé refuge. 

Et si toujours le hors-champ semble insuffler son sens à l’image, jusqu’à aboutir à une explosion sensorielle, complètement déconnectée des figures imposées du film de guerre, c’est parce que Nolan assume la tentation de proposer un récit tendant vers l’allégorie plus que le récit. En témoigne ces images des plages de Dunkerque, totalement déconnectées de toute vérité historique, où évoluent quelques grappes de soldats épars, alors que le décor tend de plus en plus ouvertement vers l'abstraction.

À l'opposé du célèbre plan-séquence de Reviens-moi, Nolan se moque à peu près tout à fait de bâtir une reconstitution historique inattaquable, et tire progressivement son oeuvre vers une expérience sensible.

 

Fionn WhiteheadSur la plage abandonnée

 

À MORT LA MORT 

À première vue, avec son intrigue retraçant le calvaire des troupes britanniques, le long-métrage devrait se dérouler tel le parfait petit guide de la guerre au cinéma, avec étalage de valeurs édifiantes. Mais à bien y regarder, le film se défait du réel, voire s’en désintéresse franchement, pour pouvoir devenir un tremplin réflexif passionnant. Quasi-systématiquement, le Mal dans le film de guerre est incarné par le surgissement de la mort, que l’ennemi fait pleuvoir sur les combattants auxquels s’identifie le spectateur, s’offrant au passage un ressort dramatique évident. Et si Nolan n’échappe bien sûr pas à la problématique de la survie, il la traite à rebrousse-poil des traditions du genre. 

Depuis Il faut sauver le soldat Ryan, la violence graphique a fait son grand retour dans les films de guerre. Après sa mythique ouverture retraçant la boucherie du débarquement sur Omaha Beach, impossible de revenir en arrière ou de concevoir une représentation moins rude de la Seconde Guerre mondiale. L'influence du film fut si immédiatement évidente que lorsque sort l'excellent La Chute du Faucon Noir, on a parfois eu l'impression de regarder Ridley Scott se mesurer aux expérimentations de Spielberg. Après eux, la guerre va redevenir une centrifugeuse à tripous sur grand écran, qui culminera avec le gorissime Tu ne tueras point de Mel Gibson.

Jusqu'à ce Christopher Nolan ignore leur héritage pour proposer une vision radicalement différente.

 

PhotoEn attendant la guerre

 

Certes, on meurt dans Dunkerque, et quantité de figurants, personnages ou protagonistes subissent un sort peu envieux. Mais, fort des principes énoncés plus haut, la caméra ne se sent jamais contrainte de s'arrêter sur les corps démantibulés, sur les chairs suppliciées, ou sur les mutilations.

La violence de Dunkerque est une nouvelle fois un enjeu de mise en scène pour le réalisateur, qui confie à son découpage et à son montage la tâche de la rendre palpable, plutôt qu'à une armada de maquilleurs amateurs de carpaccio. La séquence, extrêmement oppressante du torpillage, en est un exemple frappant. Design sonore, alternance de plans pensés pour témoigner de l'inexorabilité de la situation et de l'exiguïté du décor s'assemblent, et pour que l'horreur naisse, il n'est nul besoin de contempler l'horreur physique.

On pourra arguer que cette orientation vient de l'obligation du film pour être rentable de se voir classé PG-13 (peu ou prou notre interdiction aux moins de 12 ans). Si cet élément ne peut être retiré de l'équation, il ne permet pas seul de la résoudre et pour comprendre pourquoi l'artiste s'affranchit à ce point de l'usage de la violence graphique au sein du genre guerrier, il faut aborder la question du montage temporel du film, et de son possible sens.

 

Photo Mark RylanceCombattre, pour pouvoir, enfin partager une même image

 

On a parfois pointé du doigt que le concept de trois unités de temps aboutissant simultanément lors du climax était une fausse innovation, les oeuvres utilisant ce principe, sans pour autant le mettre en avant, se comptant par centaines. Mais là où le concept devient pertinent, c'est peut-être justement dans sa manière de nourrir le discours du réalisateur de Interstellar.

Si Dunkerque s'ouvre sur trois temporalités, trois capsules de guerre et d'horreur, c'est bien parce que c'est là que réside la nature de la guerre pour Christopher Nolan. La mort qu'induit le conflit, sa destruction première philosophique, avant d'être celle des corps, est celle de l'espace commun. Il n'y a plus de collectif alors que les troupes allemandes s'apprêtent à broyer les soldats britanniques et c'est pourquoi le métrage s'ouvre sur trois espaces à priori déconnectés, dont tout l'enjeu sera de parvenir à se réunir et interagir.

La défaite ou la victoire dans le film de Nolan sont affaire de partage, celui du cadre, et c'est probablement ce qui fait de la confrontation des trois points de vue, lors d'une scène au suspense terrassant, un des sommets de sa filmographie.

 

Photo Cillian MurphyCillian Murphy, de retour aussi

 

Rompant avec les stéréotypes du portrait malfaisant d'un ennemi monstrueux, se coupant volontairement des codes visuels du combat jusqu'à emmener le film du côté de l'abstrait, pour finalement remplacer la violence graphique par une vaste expérience de montage, Christopher Nolan a bien réalisé avec Dunkerque un anti-film de guerre, qui prend le spectateur et ses attentes à revers, pour mieux les questionner.

Tout savoir sur Dunkerque

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commentaires
Larouk Mouth
08/05/2023 à 20:52

Quel film ! Super analyse :)

FredV
25/05/2021 à 21:31

Je suis tombé sur ce film par hasard, mais je ne regrette pas du tout.
L'Histoire, je la connais, mais là, j'ai été scotché par ce que j'ai vu....Je pense, sincèrement, que c'est un des rares films qui m'a captivé depuis longtemps. La façon de scinder les histoires en 3 parties, de montrer une réalité, de faire vivre chaque instant de façon crédible ( hormis certains détails anachroniques ), sans réelle violence affichée mais suggérée, avec des images de synthèse absolument bluffantes ( Spitfires VS MS 109 et MS111) , m'a attiré l'oeil et emmené au bout du récit.
Je sais que les Français sont oubliés dans ce film, pour partie....mais je n'en veux pas au réalisateur, qui voulait montrer l'implication des Britanniques dans cet épisode peu abordé. D'ailleurs, si on regarde bien, l'interrogation des Tommies à leur retour est de savoir comment cette défaite et leur retour va être vécu...et ça, c'est aussi important de l'avoir montré !
Franchement, que de polémiques stériles autour de ce film. Il se hisse, vraiment, au must have been seen, et très réaliste sur les événements.
J'ai aimé et le dis !

Kyle Reese
25/05/2021 à 13:05

@Myst

Je ne me suis pas renseigné de mon coté, mais j'ai ressenti exactement la même chose que toi avec ce front de mer et la plage bcq trop actuels. Heureusement qu'il n'y a pas que cela et que j'ai été capté par les 3 times lines différentes qui se rejoignent. Mais c'est le Nolan que j'apprécie le moins entre autre pour ces gros défauts.

Myst
25/05/2021 à 12:12

J'ai fait l'erreur de me renseigner sur cet episode de l'histoire avant de voir le film, photos, articles, documentaire etc.... Et le film est tellement peu realiste, Nolan n'ayant pas voulu user de trop de cgi, que j'avais juste l'impression de voir la plage de dunkerque de nos jour avec quelques figurant déguisés (les images d'archives montrent bien plus l'horreur de la guerre, carcasse de bateaux recouvrent la plage, les maisons sont detruites et des cadavres reposent sur le sable). Ça m'a totalement cassé de l'immersion, le film etant de plus assez lent et sans personnages auquel on s'attache vraiment.

Kyle Reese
25/05/2021 à 09:13

@Marty

« The Dark Knight à sauver à la rigueur mais c'est pas grace à lui .. »

Heureusement que le vrai Joker s’est déplacé en personne pour saver le film. C’est pas comme si Nolan avait écrit en partie l’histoire du perso, choisi son acteur, discuté avec lui du choix du maquillage, de ses dialogues, de jeu, du cadrage du personnage et du choix des meilleurs prise au montage .... et puis l’acteur s’est dirigé tout seul, nan. Nan c’est pas grace à Nolan c’est sûr...

Marty
25/05/2021 à 07:55

Une esbrouffe comme tous les films de Nolan . The Dark Knight à sauver à la rigueur mais c'est pas grace à lui ..

Francis Bacon
24/05/2021 à 19:52

Moi je pense que c'est son meilleur film (bon je suis pas spécialement fan de Nolan hormis celui-ci,Tenet et TDK). Un superbe film de guerre ultra réaliste filmé comme un Dardennes, je ne peux demander mieux. Pour les libertés historiques vraiment il ne faut pas se choquer : un film n'est pas une thèse d'histoire.
@Mr Bifle "zéro mise en scène" ? Vous portez bien votre nom.

Ethan
24/05/2021 à 15:09

Je n'ai jamais compris l'enthousiasme et l'intérêt de ce film de la part des médias.
Comparé à Week-end à Zuydcoote, il n'y a pas d'histoire

Plhi
17/10/2020 à 00:41

Film vraiment ennuyeux on s'endort

captp
25/07/2020 à 20:21

Chouette critique/article.
J'ai beaucoup aimé la 1er fois et comme souvent avec Nolan c'est à la deuxième vision que que le charme n'agit plus. J'ignore si c'est du à ce fait ou si ses films passe mal le petit format (TV) chez moi.

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