Ne vous retournez pas : le cauchemar fondateur qui a renouvelé l'horreur

Simon Riaux | 17 septembre 2020 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Simon Riaux | 17 septembre 2020 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Un demi-siècle après sa découverte, Ne vous retournez pas est toujours considéré comme une des œuvres les plus passionnantes et traumatisantes de l’histoire du cinéma. Alors qu’il ressort au cinéma (et prochainement en vidéo), on revient sur ce joyau noir. 

ATTENTION SPOILERS 

 

photoRed is dead

 

John et Laura sont un couple bourgeois britannique qui tente de surmonter le deuil de leur fille, morte noyée sous leurs yeux, dans leur propriété. Tous deux ont déménagé à Venise, afin de retrouver un peu de sens à leur existence, pendant que monsieur supervise la rénovation d’une église. Ils ne tardent pas à faire une série de rencontres étranges, et à sentir que d’étranges forces se cristallisent autour d’eux. 

Alors que le surnaturel se fraie un chemin jusqu’à eux, Laura commence à redouter ce que réserve le sort à son époux, quand ce dernier suit fiévreusement les visions qui l’assaillent, et lui laissent croire que sa fillette est peut-être encore vivante, dissimulée dans la Cité des Doges. Mais son obsession l’empêchera de comprendre la nature véritable de ce qui se joue sous ses yeux. 

Entre drame, chronique endeuillée et horreur atmosphérique, Ne vous retournez pas choisit dès son ouverture de nous embarquer pour une traversée embrumée, qui témoigne des expérimentations cinématographiques de son époque, entre exploration des limites du genre et monstrueuse inventivité. 

 

photo, Julie Christie, Donald Sutherland"Et si on allait guincher à Venise ?"

 

REGARDEZ MAINTENANT 

Ce qui rend l’écriture autour du long-métrage difficile, c’est bien sûr l’abondance des exégèses et commentaires passionnants qu’elle a déjà engendrés, que l’exceptionnelle richesse de sa mise en scène, véritable sommet de la carrière de son auteur. On évoquait ici il y a peu Les Sorcières, riche adaptation de Roald Dahl signée Nicolas Roeg, mais ce que l’artiste accomplit ici va bien au-delà de l’énergie de The Witches et de son détonnant mélange de tons et de techniques. 

On est bien sûr saisi par l’absolue précision des cadres, la capacité de la caméra à exacerber la plus petite dissonance, la moindre étrangeté, tout en amplifiant les émotions complexes qui traversent les protagonistes. Mais c’est sans doute le montage qui constitue le plus beau tour de force du film. Les connexions entre les séquences sont admirables, les passages d’un plan à l’autre maîtrisés à l’extrême, comme si la plus banale entrée de champ méritait un soin chirurgical, ou menaçait de faire s’écrouler ce glacial château de cartes. Aussi à l’aise dans l’exercice de la fluidité narrative (une gageure vu la noirceur du récit) que dans les soubresauts et à coups imposés au spectateur par la nature elliptique de la narration, l’assemblage de Ne vous retournez pas est une leçon de maître, que bien peu d’auteurs seront parvenus à égaler. 

 

photo, Julie ChristieLes surfaces réfléchissantes, piège permanent pour qui s'y reflète

 

Une réussite qui explose littéralement lorsque l’histoire se fait pure hallucination et que les visions de John prennent la main sur la mise en scène. Souvenirs, fantasmes et visions se mêlent alors à l’écran, à la faveur de puzzles épileptiques dont on ne trouve guère d’équivalents que du côté du Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper. Là où ces phases, tantôt anxiogènes tantôt hypnotiques, impressionnent la rétine, c’est qu’une grande partie de leur impact provient de la capacité des images à se répondre, même extraites de leur contexte narratif premier. 

Les niveaux de sens peuvent ainsi se multiplier et faire du film un condensé de maestria, qui demeure néanmoins d’une liberté totale et permet au public de s’immerger dans la lagune vénitienne sans jamais avoir l’illusion d’être pris par la main. Et justement, c’est ce qui rend l’expérience inoubliable : sa capacité à subvertir les attentes comme les codes, retourner son sujet, ses héros et notre esprit, jusqu’à la suffocation. 

 

photo, Donald SutherlandUne scène traumatique

 

LA GRANDE INVERSION 

Ici, rien n’est ce qu’il paraît, tout est mensonge, manipulation. Bienvenue dans la grande inversion. Et si on ne réalise bien la duplicité de Ne vous retournez pas que lors de ses ultimes secondes, le vers est dans le fruit sitôt l’intrigue entamée. Pourquoi la petite Christine porte-t-elle un ciré rouge alors qu’un immense ciel bleu nimbe la propriété familiale ? Pourquoi son père tarde-t-il à comprendre la nature prophétique du sang qui apparaît soudain sur une diapositive qu’il observe ? 

Il ne faudra voir là-dedans ni coquetterie esthétique ni une innocente incrédulité de la part d’un héros rationnel. Rien ici ne file droit, tout se défile et se détourne. Sitôt le trauma initial passé, nous voici projetés dans Venise, mais la ville n’a plus rien du rêve doucereux pour touristes enamourés qui plane sur l’inconscient collectif. Filmée en hiver, la cité est gorgée de brume et d’humidité, partout on devine les silhouettes décharnées de son port industriel, de grues en antennes, comme les gigantesques fossiles de quelques monstres antiques déchirant le cadre. 

 

photoEt toujours cette irruption du rouge

 

La ville des amoureux ressemble à un tombeau, et chacun de ses artefacts se voit détourné pour mieux engendrer la confusion, idéalement soulignée par la musique de Pino Donaggio. Les canaux n’accueillent plus de gondoles pour touristes, mais on y repêche les corps des malheureux que le chagrin a précipités dans les eaux. Les vaporettos crachotent et croisent d’étranges convois funéraires. On y rencontre médiums, voyantes aveugles et autres individus aux antipodes des représentations classiques du lieu. 

Et si on se perd dans les ruelles, au gré des ilots et des ponts de pierre, ce n’est plus pour s’émerveiller ou partir à la rencontre de soi-même, mais bien pour s’égarer tout à fait et précipiter sa propre fin. Ici, tous les stéréotypes sont trompeurs, aucune idée ne survit à son propre examen. Cette fausseté vaut aussi pour les personnages, comme en témoigne la légendaire scène de sexe entre Donald Sutherland et Julie Christie (dont le mythe voulut qu’elle ne fût pas simulée, en dépit des dénégations des intéressés). 

L’épreuve que traversent Laura et Paul les maintient loin de l’autre, leur deuil consumant tout ce qui pouvait rester de flamme entre eux. Et quand le scénario leur accorde un répit amoureux, c’est pour mieux enregistrer, immédiatement après cette très belle scène, combien la complicité et la sensualité fanent presque instantanément, ne trouvant aucune surface pour s’accrocher sur ces deux être abîmés. Dans Ne vous retournez pas, même l’amour est un leurre. 

 

photo, Julie ChristieUn amour vaincu par la mort

 

SOUFFRIR ET SE PUNIR 

Toutefois, la plus grande inversion du métrage est aussi la plus cruelle. Depuis l’ouverture du film et l’irruption d’une trnée de sang sur une diapositive, tout nous pousse à croire que Paul (comme l’indiquera plus tard une rencontre de Laura) est en contact avec l’au-delà et avec sa fille. Voilà qui explique cette silhouette rouge qu’il entraperçoit et dont il considère qu’elle pourrait bien être son enfant décédée. Mais, comme le révélera l’insupportable épilogue, Paul, et par extension le spectateur, se plante depuis le début. Ainsi que nous l’a suggéré une des médiums croisées en route, la petite Christine va bien et ce n’est pas de la petite noyée que devrait s’inquiéter son paternel. 

Car depuis le début, l’anti-héros interprété par Donald Sutherland n’est pas en lien avec le futur de sa descendance ou connecté à la tragédie qui a provoqué sa disparition. C’est sa propre mort que voit l’architecte. Le ciré de sa fille n’est pas seulement absurde, il annonce sa rencontre sa meurtrière. C’est son convoi funéraire qu’il devine sur la lagune, c’est le sang versé par sa gorge tranchée qui apparaît sur une diapositive, qui évoque étrangement le décor de son trépas. Tout concordait pour lui indiquer que c’était lui que le destin menaçait. 

 

photo, Donald Sutherland"La ville des amoureux qu'ils disaient..."

 

Mais, obnubilée par le deuil, refusant envers et contre tout d’admettre que l’occulte régit sa vie et dirige son regard, Paul fonce vers la mort, une mort absurde, odieuse, graphique, qui le laisse, convulsant déposé aux pieds d’un spectateur, révulsé par tant de fatalisme et d’horreur. 

Ce n’est pas un hasard si un peu moins de dix ans plus tard, Lucio Fulci émaillera son terrifiant L'Au-delà de voyantes aux yeux de nacre, ou s’il repensera cette idée de la prophétie mal interprétée dans L'Emmurée vivante (qui sera lui-même abondamment cité par Quentin Tarantino). Pas plus qu’il ne faut s’étonner de voir Lars Von trier régulièrement puiser son inspiration dans le chef-d’œuvre de Roeg pour dynamiser son cinéma.  

Ainsi, le couple délétère d’Antichrist rappelle évidemment Laura et Paul, tout comme la multiplication des saillies symbolistes ou l’usage renforcé du ralenti dans ses longs-métrages paraît transpirer directement du trouble induit par Ne vous retournez pas. Gageons que cinquante ans après sa sortie, le film n’a pas achevé de contaminer les spectateurs.

 

photo

Tout savoir sur Ne vous retournez pas

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.
Vous aimerez aussi
commentaires
Caracalla
22/09/2020 à 12:20

Et bah moi je ne connaissais absolument pas, et vous m'avez donné envie d'y aller.

Merci.

Rorov94
18/09/2020 à 00:51

Ne vous retournez pas,laissez cette m... derrière vous!

Rorov94
18/09/2020 à 00:33

Et puis ras le c.... de cette lumière naturelle,minimaliste...on dirai du DERRICK!

Euh
17/09/2020 à 23:15

@sylvinception j'espère que tu trolles, il vaut mieux voir (ou revoir) le film avant de dire ce genre d'énormités, surtout si on prétend aimer le cinéma.

sylvinception
17/09/2020 à 18:50

Donc ils partent à Venise pour tenter de surmonter la mort de leur fille... qui est en fait bien vivante!! Chris Nolan es-tu là ??
J'avais déjà que moyennement envie de le voir, mais là...

Kouak
17/09/2020 à 18:41

@Eddie
Si tu te souviens du sujet du
Fort homme... Rendez-vous là bas...
@+

Tonto
17/09/2020 à 15:45

@Eddie Felson
Un petit peu, oui... 0:)
Ca s'appelle du second degré, je voulais juste dire que l'article avait presque réussi à relancer mon intérêt, mais qu'il lui manquait quelque chose pour que ma motivation à le revoir soit vraiment complète.

Eddie Felson
17/09/2020 à 15:07

@Tonto
« Article trop court »!!!
Le foutage de G.!

Flash
17/09/2020 à 15:05

Jamais vu, il va falloir que je corrige cet oubli.

Ray Peterson
17/09/2020 à 14:49

Un très grand film à l'ambiance unique. Venise n'a jamais été aussi poétique et "Bons baisers de Bruges" ne s'y est pas trompé. Donald Sutherland à vif, Julie Christie sublime, Hillary Mason aussi flippante que plus tard dans Dolls. Une fin traumatisante et tellement triste pour l'ado que j'étais quand j'ai découvert cette pépite. Avec Walkabout peut-être, pour moi le chef d'oeuvre de Nic Roeg. Et quand vous voulez Canal studio pour le ressortir en 4K comme c'est le cas en U.K.

Plus