Blade runner - Analyse des séquences-clés (Première partie)

Thomas Douineau | 19 décembre 2005 - MAJ : 27/09/2023 14:25
Thomas Douineau | 19 décembre 2005 - MAJ : 27/09/2023 14:25

Après avoir parlé de la forme (son et image) et du fond (thèmes et réflexion) du chef d'oeuvre de Ridley Scott, nous passons à un tout autre exercice qui clôturera en beauté ce dossier : l'analyse plan par plan de quelques séquences. Certains seront sans doute peu à l'aise avec cet exercice un peu obscur et très technique, surtout s'ils sont peu familiers du jargon cinématographique. Mais nous pensons qu'après avoir évoqué bien des aspects du film, il nous faut maintenant s'attarder sur le travail de mise en scène qui fait de Blade runner ce qu'il est, et de Ridley Scott, un grand réalisateur.

Cette anatomie d'une scène est surtout destinée à tenter de comprendre l'impact des choix du réalisateur et à essayer de percer sa mise en scène. L'exercice peut sembler vain : vouloir expliquer tout ce qu'a mis le réalisateur relève plutôt du bavardage inutile sur une mise en scène née de l'instinct d'un homme. Dans un film, dans chaque plan, il y a énormément de choses qui ont été pensées alors que d'autres sont laissées totalement au hasard. Mais c'est cette « dynamique de création » qui fait que les évènements parfois insignifiant ou non-réfléchis du tournage participent activement au film et trouvent une signification. Sans gâcher le plaisir de la vision, l'exercice est une expérience bénéfique qui n'a en aucun cas la prétention de tout exploiter ou de tout expliquer. Et le génie de l'époque d'un grand réalisateur visionnaire ne s'explique pas !

Nous espérons que ce sera aussi l'occasion de se pencher sur d'autres films du strict point de vue de la mise en scène, en montrant que le choix de tel ou tel plan, filmé de telle ou telle manière, part d'une ou plusieurs intentions du réalisateur d'obtenir des réactions, plus ou moins conscientes, chez le spectateur. Ne vous étonnez donc pas du caractère parfois répétitif et fastidieux de l'exercice. Ceux qui y sont totalement hermétiques peuvent retrouver une analyse plus « générale » du film en retrouvant sur cette page le sommaire du dossier complet.

Nous attaquons cette dissection du travail de Scott sur Blade runner en commençant par l'analyse de la première scène, celle du générique, qui situe l'action dans la mégalopole du futur, qui, en un long travelling aérien découpé, se dissout tout entière dans un oeil filmé en gros plan. La rencontre de l'infiniment grand et de l'infiniment petit...

Note :
- Lorsque plusieurs images sont présentées dans le même paragraphe, il s'agit bien d'un même plan dont nous avons fait plusieurs captures (début et fin d'un travelling par exemple) pour améliorer la lisibilité de l'explication. Il ne s'agit aucunement d'une coupe dans le montage.
- Certaines images de Blade runner étant très sombres, certaines des captures ci-dessous ont été retravaillées pour mieux ressortir sur un écran d'ordinateur. Merci de votre compréhension.

- Les storyboards ci-dessous ont été refaits par l'auteur et ne sont pas les originaux. Leur reproduction est interdite.

V – ANALYSE DES SÉQUENCES-CLÉS

          1– Scène d'ouverture

PLAN 1

 

 

 


Ouverture au noir. Trois coups de basses sourdes se font entendre. « Los Angeles, November 2019 » : l'accroche et la date de l'action a quelque chose d'énigmatique. Le thème musical est d'abord annoncé sans accompagnement, environné d'une vaste réverbération, faisant ressortir un immense vide cependant que les titres du générique se succèdent sur fond noir (dans la version de 1992, un menu déroulant explique également les origines du mot « réplicant »). Puis, sur les premières images de Los Angeles dans un futur proche, il sera intégralement repris sur de vastes et longs accords de synthétiseur, comme un grand orgue. Le concept du début du film est clair : le thème musical, symbole du film, installe une certaine atmosphère épique, mais aussi créé, avant le lever de rideau, une sorte de vide. La suite emplit visuellement l'écran par une véritable explosion de couleurs et de sonorités. La plupart du temps les spectateurs ne se rendent absolument pas compte que le thème qu'ils entendent sur les premières images est strictement le même que celui du générique. Le plan se clôt par une fermeture au noir sur ce dernier carton du générique. Le choix du mois, novembre, n'est pas innocent. C'est, de manière répandue, le mois considéré comme le plus triste de l'année.

 

PLAN 2

 

 

 


Travelling avant en plan très large. Ouverture au noir. Explosion sonore et visuelle. Des flammes qui explosent littéralement tels des jaillissements, ponctuent cette vue aérienne. La mégalopole nous apparaît comme une masse sombre dont les multitudes de lumières constituent les uniques détails. Ciel et terre sont confondus. Un vaisseau arrive vers nous du fond de l'image et un éclair déchire ensuite le ciel dès sa sortie de champ. Nous allons nous apercevoir au cours de cette séquence que tout est parfaitement orchestré, chorégraphié, donnant cette impression de mouvance. A chaque fois au cours de « l'avancée » imperceptible de la caméra, un élément va intervenir dans l'image, liant chaque plan, dans un rythme lent et calculé qui se poursuivra tout au long du film, faisant ressortir le côté oppressant de l'atmosphère.

 

PLAN 3

 

 

 

 

 

 

 


Travelling avant plus serré. Une flamme jaillit, semble sortir de terre, comme répondant à l'éclair et projette une gerbe de feu. Les éléments se déchaînent. Le cut très violent permet à Ridley Scott de se rapprocher du cœur de la ville (en ellipsant une partie du mouvement) tout en conservant le subtil travelling très fluide. Il nous dirige inconsciemment dans cet univers apocalyptique sans repère. Ce monde est plongé dans la brume et ce mouvement est perçu comme une errance. D'où la nécessité d'avoir un guide qui nous apparaît sous la forme d'un vaisseau dont la lumière rouge à l'arrière perce le ciel obscur et se dirige vers le fond de l'image. Son entrée est amenée par quelques notes au-dessus des autres dans la partition musicale qui se transforment en bourdonnement immédiatement repris par le son du réacteur à son entrée dans le champ. Musique, sons et image sont en parfaite adéquation comme dans un immense ballet.

 

PLAN 4

 

 

 


Plan fixe. Très gros plan. La disparition du vaisseau-guide fait place à un très gros plan de l'œil dans lequel se reflètent les lumières de la ville. Ridley Scott passe en cut d'une très grande à une très petite échelle de plan. L'œil est une image attirante mais qui, par ses diverses représentations cinématographiques (l'œil mort de Psychose par exemple) est devenue inquiétante : c'est « l'œil de la conscience », la conscience étant un des thèmes fondamentaux de Blade runner. L'irruption de cet oeil a quelque chose d'insolite. On a l'impression que toute la ville s'engouffre, s'inscrit dans cet oeil (le spectateur s'aperçoit par la suite qu'il s'agit vraisemblablement de l'œil de l'homme situé à la fenêtre d'une des pyramides). L'œil a une importance primordiale dans Blade runner : c'est par son intermédiaire que l'on distingue l'humain de l'androïde grâce au test de Voigt-Kampf. On note que la mégalopole et l'œil occupent à l'écran une place et une importance inversement proportionnelles à leurs tailles.

 

PLAN 5

 

 

 


Plan un peu plus serré toujours en travelling avant. Ridley Scott poursuit son découpage en nous approchant par plans successifs des deux pyramides tout en gardant une transition entre chaque plan pour ne pas perdre le mouvement fluide « d'approche » auquel le spectateur ne prend pas garde. Sans s'en rendre compte, il va se retrouver « au pied » des pyramides. Il découvre dans ce plan le but de cette vue planante, le « vaisseau-guide » passe d'ailleurs à côté des pyramides, sortant du champ par la gauche, comme s'il avait rempli sa mission maintenant que nous les avons sous nos yeux. Le passage au plan suivant s'effectuera, là encore, au moment où il disparaîtra. Les deux pyramides sont massives et dominatrices, tels deux mausolées à la gloire de Tyrell. Les lumières très blanches dirigées vers le ciel leur donnent un caractère céleste et divin. Mais Tyrell n'est-il pas le créateur ? L'homme qu'elles abritent n'est-il pas une sorte de dieu ? Une chose est sûre : il se prend pour un pharaon tout-puissant !

 

PLAN 6

 

 

 


Plan large. Travelling avant. La transition est faite ici de manière sonore : c'est le réacteur du vaisseau qui, en entrant dans le champ, justifie le cut. Nous suivons maintenant le flux des vaisseaux qui convergent vers un même point. Nous n'avons plus besoin d'être guidés, l'errance s'est transformée en une trajectoire vers un point précis qui justifie à elle seule le cut puisque l'unique but est de s'en approcher.

 

PLAN 7

 

 

 


Plan fixe. Très gros plan de l'œil, idem plan 4 (plans tournés/plans montés). L'œil représente la vie et par voie de conséquence la conscience. C'est un des thèmes forts de Blade runner. Ridley Scott, en nous montrant cet oeil en gros plan, pose déjà la thématique du film. La conscience peut-elle se communiquer ? Dans ce plan, l'homme représenté par l'œil semble supérieur à l'univers qui l'entoure. Le propre de l'homme est d'avoir une conscience qui lui permet de réfléchir sur ses actes et sa condition au contraire de l'androïde, mais cette suprématie de l'homme sur le robot va-t-elle être toujours d'actualité ? D'autre part, nous noterons que l'oeil est l'empreinte externe la plus évoluée d'un individu. Blade runner, pendant tout son métrage, va nous interroger sur l'identité des hommes par rapport aux robots. Qu'est ce qui fait que nous sommes plus humains qu'eux ? L'oeil synthétise au mieux cette crise identitaire et existentielle futuriste à l'heure où, tout récemment à notre époque, les administrations mettent en place le passeport biométrique incorporant des données sur l'iris de la personne auquel il appartient.

 

PLAN 8

 

 

 


Travelling avant large de la pyramide. Le travelling est ici plus rapide. Le cadrage (désaxé sur la droite) désaccorde avec celui, très symétrique et frontal, des plans précédents. Inconsciemment, nous sentons que nous approchons du but, nous arrivons au terme de la destination vers laquelle nous emmène Ridley Scott. Nous avons l'impression d'être dans un des vaisseaux en phase d'approche qui n'ont cessé de traverser l'image de part en part. La contre-plongée renforce le gigantisme de la pyramide

 

PLAN 9

 

 

 


Plan fixe. Une silhouette se tient debout de dos, immobile, devant une fenêtre, baignant dans une lumière éblouissante et crue contrastant étrangement avec la lumière extérieure (raccord totalement irréaliste, la lumière intérieure ne provenant d'aucune source extérieure identifiée). Son immobilité et son calme apparent détonnent également avec l'extérieur fourmillant et agité, quasiment apocalytpique. Seul un imposant ventilateur dynamise l'image et lui donne du mouvement. Il se trouve vraisemblablement à l'intérieur de la pyramide.

 

PLAN 10

 

 

 


Cut. Plan pyramide. Travelling avant. La pyramide nous apparaît massive et gigantesque. Très imposante, c'est elle qui, à son tour, a une taille dépassant les limites de l'écran. L'image très géométrique (axes horizontal et vertical bien centrés) lui donne stabilité et respect. La façon dont elle est filmée nous la fait apparaître fantastique et irréelle, enfermant on ne sait quel secret machiavélique. Elle est à la fois attirante et repoussante, inquiétante, dégageant des forces obscures et inconnues. Elle nous apparaît enfin comme le point de départ, le centre de l'histoire.

 

PLAN 11

 

 

 


Plan fixe, plus large. Nous sommes en fait dans un bureau où un homme boit paisiblement son café en fumant, bureau situé à l'intérieur de la pyramide (on est à la « Tyrell Corporation » comme nous pourrons le lire sur les dossiers des fauteuils). On remarque que la séquence est construite en un faux champ contre-champ de 180° entre l'homme qui regarde (l'œil qui pourrait être un articulateur sans point de vue) et les vues de la ville (le faux point de vue).

 

PLAN 12

 

 

 


Cut. Un mouvement de grue plus sophistiqué et beaucoup plus rapide (très « ciblé », la caméra « vise » un point du décor) nous fait découvrir un point particulier de la pyramide (là où se situe effectivement le bureau) accompagné par un son cristallin et se terminant sur un bruit d'aspiration amenant le cut suivant. Nous plongeons littéralement au cœur de la ville, de l'action et finalement... du film. Un bourdonnement très sourd supporte ce plan, ce dernier nous amenant au début de l'histoire.

 

PLAN 13

 

 

 

 

 


Mouvement de grue partant d'une plongée. Au mouvement du plan 12 répond ce mouvement de grue. La situation géographique du bureau est donc établie à la fin de la séquence. Ces deux mouvements « complémentaires » permettent de débuter l'histoire car ils ramènent les deux éléments de la scène d'ouverture (« l'œil-homme » et « la pyramide-bureau ») à une même échelle. Et c'est là toute la force de cette séquence : la découverte de l'homme et de la pyramide se font à des échelles inverses en alternant les plans ainsi constitués. Ridley Scott commence par un large plan de la ville et un gros plan de l'œil pour terminer sur un plan très serré de la ville (les fenêtres de la pyramide) et un plan large du bureau. Au début de la séquence, l'homme semble supérieur à l'immensité de la ville alors qu'il nous apparaît à la fin bien petit au regard des plans précédents. Il est littéralement aspiré, noyé dans cette mégalopole.

 

L'histoire peut alors commencer... Comment l'homme pourra garder et affirmer une part d'humanité dans ce monde apocalytpique et inhumain qui grouille de robots à peine différenciables des hommes...

Restez connecté, la suite de ce dossier sur Blade runner arrive très prochainement... Nous passerons à une des séquences les plus fortes du film : la mort de Zhora et la poursuite qui la précède. Ce sera un gros morceau que l'on coupera en deux parties, la séquence en question comportant pas moins de 87 plans montés !

N'hésitez pas à réagir à ce dossier en laissant un commentaire ci-dessous ou en discutant avec votre humble serviteur sur le forum;

En attendant, retrouvez le sommaire complet et le calendrier de mise en ligne des différentes parties sur cette page.

 


 

©.TD. Septembre 2000. Mise à jour de décembre 2004.

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