Rencontre avec Yann Demange, réalisateur de '71

Christophe Foltzer | 5 novembre 2014
Christophe Foltzer | 5 novembre 2014

Vous l'aurez compris, à EcranLarge on aime '71, le premier film de Yann Demange. Après la critique et l'interview de son interprète principal Jack O'Connell, nous avons voulu rencontrer ce "jeune réalisateur" (qui a déjà une longue carrière télévisée derrière lui) afin de mieux le connaitre. Sans surprise, l'homme s'est révélé disponible, amical, chaleureux, et surtout très humain.

 

Un réalisateur sans frontières

Quand on parcourt la biographie de Yann Demange, on comprend tout de suite que l'on n'a pas affaire à n'importe qui. Né en France, d'origine algérienne et élevé en Angleterre, le réalisateur s'affranchit d'emblée d'un certain contexte culturel et s'impose immédiatement sur le terrain de l'identité (thématique que l'on retrouve dans ces différents travaux).

"Il n'y a qu'en France qu'on me questionne sur mes origines. Partout ailleurs, les gens s'en foutent, mais ici, tout le monde se fixe là-dessus. Mais c'est quelque chose que je comprends. Je suis né à Paris, d'un père algérien et d'une mère française, je suis français et quand j'avais 2 ans, on est allés habiter à Londres où j'ai vécu toute ma vie. Ce qui fait que je ne me considère par français, ni algérien, encore moins anglais. Je suis un londonien. Je crois que j'ai toujours eu cette position d'outsider. Quand tu es jeune, c'est chiant, tu veux faire partie d'une tribu mais, en vieillissant, c'est un luxe. Je me sens bien avec ça, j'emprunte mon propre chemin, et c'est quelque chose que j'ai donné à Gary Hook (ndlr : le héros de '71)"

Plus qu'un film de guerre, un film d'humains

Ce qui frappe d'emblée quand on voit '71 c'est à quel point le film se concentre moins sur le conflit lui-même que sur les êtres humains qui le subissent. 

"Je voulais plonger le spectateur au milieu d'une guerre civile, qu'il soit confus, perdu, comme ceux qui ont vécu le vrai conflit. Lorsque j'ai parlé avec ces soldats, j'ai compris qu'à l'époque c'étaient des gamins plongés dans des circonstances extraordinaires. Il y a tellement d'humanité chez ces gens qui se battent pour ce qu'ils croient être la liberté et qui en même temps testent cette humanité jusqu'au point de rupture pour remplir leur mission. Je voulais capter ce qu'on ressent dans ces moments-là, la façon dont on sent qu'on perd son innocence."

Pari amplement remporté tant le film prend son spectateur à la gorge dès le départ pour ne le lâcher que dans les ultimes secondes de son histoire. Un pari remporté surtout grâce au traitement appliqué à son personnage principal et à son sujet :

"L'idée d'une tribu, d'une famille, pour Gary Hook était déjà présente dans le scénario original. Mais j'ai crée le personnage du petit frère pour l'accentuer. Je voulais qu'il essaye de survivre pour quelqu'un et pas uniquement pour lui-même. Et je voulais que le public veuille qu'il survive pour cette même raison. C'était important pour moi parce que le film parle aussi des enfants pris dans les conflits. Qu'on se demande s'il s'agisse de son frère ou de son fils n'a pas d'importance, ce qui compte c'est qu'à chaque fois que Gary croise un enfant, on comprenne tout de suite ce qu'il pense, à qui il pense.

[...]

J'ai fait beaucoup de recherches pour '71. L'histoire m'avait beaucoup touché, je trouvais que ça transcendait totalement le cadre du conflit en Irlande et qu'on aurait pu raconter la même histoire en Irak, en Afghanistan, pendant la bataille d'Alger, on touchait à quelque chose d'universel, ancré dans l'inconscient collectif du spectateur. J'avais d'autant plus une grande responsabilité sur les épaules que je ne pouvais décemment pas prendre une partie de l'histoire de certains hommes et en faire une simple fiction. Je devais faire très attention.

Je ne voulais pas qu'on ait l'impression que je prenne parti pour un côté ou un autre, je voulais être juste avec tout le monde. J'ai consulté beaucoup d'archives pour atteindre cette authenticité mais comme je voulais surtout toucher les sentiments et l'humanité des gens piégés dans le conflit, j'ai dû rencontrer ceux qui l'ont vécu. Et j'ai eu beaucoup de chance. Mais c'était d'autant plus délicat que j'ai rencontré des familles de victimes qui cherchent encore la vérité aujourd'hui, 40 ans après les faits !"

Un premier film bâti sur la prise de risques

Malgré toutes les qualités dont peut faire preuve '71, commencer sa carrière au cinéma avec un tel film n'a pas dû être chose facile. Après avoir réalisé l'exceptionnelle mini-série Dead Set, il aura fallu à Yann Demange une décennie pour rejoindre le grand écran. Si l'on pense logiquement à un chemin de croix pour arriver à faire un premier film, le réalisateur nous propose une vision différente...

"Pour le montage financier du film, on a eu de la chance, ça a été rapide. Ce n'était pas facile mais comme j'ai fait plusieurs séries en Angleterre qui ont eu un peu de succès, des gens voulaient produire mon premier film. Et cela faisait 7 ou 8 ans que Tessa Ross, la productrice de Film 4 (ndlr : qui a récemment quitté ses fonctions pour prendre la direction du National Theatre), voulait me produire. Pareil pour les gens de BFI et ceux du bureau londonien de StudioCanal (la partie française n'en voulait pas). Le problème qu'on avait c'est que le marché disait que ce film ne pouvait pas coûter plus de 3 millions de livres, parce qu'on ne pouvait faire aucune vente à l'étranger avec un sujet pareil, sans stars et avec un réalisateur que pas grand monde connaissait, mais pour arriver à faire ce que j'avais en tête, j'avais besoin de 5 millions.

Comme on me bloquait à 3 millions, j'ai décidé de ne pas le faire et là, Tessa Ross et BFI ont été exceptionnels puisqu'ils ont décidé de doubler l'argent qu'ils avaient déjà mis dedans. C'est rare et c'était un très gros risque de leur part. En plus, ils m'ont laissé une liberté totale, même si on n'étaient pas d'accord sur tout, Tessa Ross ne m'imposait rien et me laissait faire au final le film que je voulais faire."

En guise de conclusion, Yann Demange pense-t-il que ce risque s'est pris parce que c'était le bon moment pour faire ce film ?

"Oui, je pense que '71 arrive au bon moment. C'est une question de timing, même si on ne peut pas le prévoir à l'avance. Je pense que c'est aussi le bon moment parce qu'il y a eu des films comme Bloody Sunday, Hunger et Au nom du père, qui sont au panthéon du cinéma et qui du coup nous donnent la liberté de traiter de ce genre de sujets. J'ai tout de suite vu le parallèle avec ce qui se passe dans le monde en ce moment et c'est pour ça que j'ai voulu le faire. Ca devait être contemporain, moderne, pour toucher le spectateur. Je ne voulais pas faire un documentaire historique. Je ne suis pas le mieux placé pour ce genre de choses."

Nul doute qu'avec le talent dont il a fait preuve avec '71 et la lucidité de son raisonnement, on reparlera très vite de Yann Demange. En attendant, on se permet de vous conseiller une nouvelle fois d'aller voir ce film toutes affaires cessantes. Lorsque du vrai et du bon cinéma toque à notre porte, la moindre des politesses est de lui ouvrir. Nolan peut bien attendre une semaine de plus. Pas '71.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout savoir sur '71

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