Night Fare : Rencontre avec Julien Séri

Christophe Foltzer | 17 janvier 2016 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Christophe Foltzer | 17 janvier 2016 - MAJ : 09/03/2021 15:58

9 ans se sont écoulés entre Scorpion et Night Fare et le nouveau film de Julien Séri n'a malheureusement pas connu les honneurs d'une distribution cinéma digne de ce nom. Il était donc plus que normal qu'on lui donne la parole. Précisons cependant que cette interview a été réalisée fin octobre, le jour où l'équipe a annoncé que la sortie était décalée de 3 mois.

Photo Julien Séri

EcranLarge : Que s'est-il passé depuis Scorpion .

Julien Séri : Cela fait 9 ans que je travaille sur un film, qui est une grande histoire d’amour, qui me tient vraiment à cœur et je me bats encore pour arriver à le faire. Il s’appelle Love Runs. J'ai eu 5 autres films qui ont failli se faire et qui ne se sont pas faits. En 2014, quand Love Runs s’est arrêté, à quelques mois du tournage pour des raisons de co-production avec la Chine, je me suis dit que j’allais arrêter ce métier parce que je ne trouvais pas ça normal de ne pas pouvoir tourner pendant toutes ces années. J’ai eu la sensation qu’on me disait : « Non… Reviens l’année prochaine… » Et pourtant on trouvait de l’argent, du casting, des choses intéressantes, mais aucun film n’a été au bout.

 

 

Y avait-il une raison particulière à toutes ces difficultés ?

Depuis Scorpion, je me disais qu’il fallait que je devienne un réalisateur plus mûr, que je grandisse, et j’allais vers des sujets un peu plus singuliers. Et puis il y avait aussi des fois où on n’arrivait pas à boucler le budget. Il y avait un film qui devait coûter 7 millions mais on en avait que 6. Moi pour, 6 je pouvais le faire mais le producteur ne voulait pas. Il y avait donc des problèmes d’argent alors qu’il y en avait quand même beaucoup (Scorpion avait coûté 3 millions). J’ai presque eu la sensation qu’on ne voulait plus de moi, en fait. Pour Love Runs, les gens demandaient qui avait écrit l’histoire alors que c’était moi et mes co-scénaristes. Love Runs, c’était une histoire d’amour alors on me demandait à quel moment les Yamakasis arriveraient, quand est-ce qu’il y aurait de la bagarre. Mais non, pas ce coup-ci. Donc ça posait problème. On aime bien nous mettre dans des genres, moi c’est les films d’action. Est-ce que c’est parce que j’ai une tête de Tchétchène, je ne sais pas… J’ai du mal à sortir de ça, alors que pourtant j’ai fait de la comédie, j’en ai fait deux pour la télé. Je suis réalisateur quoi.

 

Et donc, tu reviens avec un film totalement hors-système et qui est en plus très énervé. On est loin de l'histoire d'amour là. 

C’est vrai, mais c’est aussi une partie de moi. Chaque metteur en scène n’a pas une seule et unique couleur. Quand on s’est dit qu’on allait faire un film à l’arrache, qu’en 3 mois il fallait écrire, financer, caster et tourner, on s’est dit que le plus évident s’était de tourner un film de genre. Par rapport au marché, par rapport à la confiance que les gens mettaient en moi, ça faisait sens. Et puis j’étais un peu en colère à ce moment-là donc ça m’a fait du bien de me défouler un peu.

Photo 2 Julien Séri

 

Comment s'est passée ta rencontre avec tes producteurs Pascal Sid et Paul Mignot ?

Pascal, je l’ai rencontré après Les Fils du Vent, j’étais allé sur le site internet de leur boite (4/16 prod), je voyais qu’ils faisaient des courts-métrages incroyables, très culottés et je m’étais dit que lui et Julien Lacombe avaient beaucoup de talent. Alors je les ai contacté et on est devenus amis. J’ai produit avec eux leur court Le 6ème homme en leur disant « après ce court, vous passerez au long » et ça a marché puisqu’après ils ont fait Derrière les murs. Paul Mignot était mon stagiaire-caméra sur Les Fils du Vent. Il avait 21 ans à l’époque, il voulait être opérateur steadycam, ce qu’il est devenu, il a cadré mes films puis il est devenu réalisateur et c’est quelqu’un que j’ai beaucoup soutenu depuis qu’il a démarré et j’ai eu la chance que ces deux jeunes que j’ai soutenu depuis le début de leur carrière m’aient donné un coup de main quand moi, j’étais en difficulté. Ils ont pris ma place, ce qui est plutôt rare dans la vie et encore plus dans ce métier.

 

Mais comment avez-vous réuni le financement nécessaire ?

On ne voulait pas s’entendre de nouveau dire « non pas ce coup-ci ». Donc on a décidé de le financer nous-même. Au départ, on voulait mettre tous les trois de l’argent mais au bout d’une semaine on a compris que ce qu’on avait réuni n’allait pas suffire. Pour faire grossir le budget nous nous sommes adressés uniquement à des investisseurs privés. La plupart étaient des boites de production de pub, il y a une boite de court-métrage aussi… On leur a dit que plutôt que d’investir dans des projets qui n’allaient peut-être pas aboutir, il valait mieux qu’ils nous financent parce que nous, nous allions tourner l’été suivant. Comme ils me connaissaient, ils savaient que ça allait donner quelque chose alors qu’ils n’en avaient aucune certitude puisque nous ne leur avions même pas donné le scénario à lire. Il y a eu un vrai soutien de ces gens quand j’ai dit que j’allais arrêter le cinéma. Et j’étais vraiment sincère, j’étais serein avec cette idée.

On a lancé la prépa, des potes sont venus nous aider et au bout d’un moment on s’est dit « Bon, on tourne ou on part en vacances ? » Et tout le monde a annulé ses vacances. En temps réel, on n’a eu que 2 semaines et demi de prépa, c’est rien du tout. La v1 a été écrite en 4 jours, on a eu un petit mois pour trouver les décors, c’est un film qui s’est fait avec une énergie dingue et qui m’a littéralement rincé mais qui a été salvateur. On nous aurait pas laissé faire ce film.

Photo Night Fare

 

Peut-on dire alors que vous étiez dans les conditions d'une série B comme en faisaient John Carpenter ou George Romero à leurs débuts ?

Exactement et c’est là où on a retrouvé une vraie liberté artistique. On n’avait pas de censeurs, on était tout seuls, on ne savait même pas si le film sortirait un jour. On était comme des gamins de 20 ans qui faisaient leur premier film.

 

Tu as connu les films très encadrés avec Luc Besson et le ton libre du film fait avec des potes. Qu'est-ce que ça t'a appris sur l'état du cinéma français actuel ?

En ce moment, il veut donner la part belle aux comédies ou aux films d’action calibrés, on sent bien que dès qu’on parle de création c’est devenu presque une insulte dans la bouche de beaucoup de monde. On a un cinéma difficile… Florent Emilio-Siri a tourné une comédie, Fred Cavayé va tourner aussi une comédie, Olivier Marchal vient de faire son dernier film pour la télévision chez TF1, Jan Kounen a du mal à tourner, Kassovitz pareil…. Il y a un truc qui ne va pas. C’est pour ça que quitte à faire des films singuliers, on s’est dit qu’il fallait qu’ils coûtent peu d’argent. On est parti sur un coût entre 800.000 et 1 million et demi d’euros. Avec l’international, la VOD, la télé, on s’en sort. Le cinéma va mal alors qu’il va très bien en même temps. Aladin cartonne, c’est génial, mais ça ne concerne qu’un certain genre de cinéma.

 

Pourquoi avoir décalé la sortie cinéma de trois mois ?

On a pris cette décision parce qu’il y a trop de films. Là, tu as 3 films qui prennent 3.000 salles en France alors que le parc est de 6.500 salles... Y a plus de place pour nous. Le mercredi où on devait sortir, on était 23 films à arriver le même jour. Comment tu veux t’en sortir, surtout sur un film pareil qui a besoin d’être soutenu ?

On a eu la proposition très tôt de passer le film en e-cinema, mais on a refusé parce qu’on s’était faits une promesse. Je ne suis pas contre l’idée mais on voulait aller au bout de l’histoire et le sortir en salles. On sait bien que le film ne va pas cartonner en salles, mais on voulait donner un exemple : partis de rien, on a réussi à aller jusqu’au bout et la sortie salles est le summum. La difficulté d’avoir des salles n’est pas à cause du film, il est plutôt apprécié, il n’y a juste pas de place pour nous aujourd’hui.

Photo Night Fare

Nous entrons à présent dans la partie SPOILERS de l'interview. Nous vous conseillons vivement d'aller voir le film avant de lire ce qui suit. Même si, avec Julien, nous avons essayé d'être le plus vagues possible.

 

La dernière partie de ton film est une rupture de ton très surprenante. 

Le scénario initial était un pur slasher, le film n’était pas comme ça. Mais le personnage du Driver m’intriguait beaucoup et j’avais envie qu’il devienne autre chose qu’un simple boogeyman. Sur le tournage j’ai commencé à le filmer différemment. Quand j’ai fini les prises de vue, je savais que j’e nétais pas allé au bout et au montage, ça s’est imposé : je devais terminer d’explorer le Driver. J’ai proposé qu’on reparte en écriture pour développer son histoire.

Comment en es-tu arrivé à cette idée ? En es-tu satisfait ? Parce que bon, c'est un peu limite quand même.

Je voulais qu’il devienne le héros du film. Je pense que tu dis ça parce que c’est un film français. S’il était américain, tu n’aurais pas ce regard. C'est comme à l’époque où est sorti Scorpion. Il y avait le nouveau Rambo. J’ai eu une interdiction aux moins de 12 ans, qui est devenue moins de 16 à la télé, Rambo n’a pas eu d’interdiction. Le film était pourtant ultra violent, voire gore. Et on me disait « oui mais Rambo, c’est pas la vraie vie… ». Mon film est un film de cinéma, mon personnage sort d’une bande-dessinée, donc je ne dis pas aux gens de faire comme lui, ce n'est pas un film qui pousse à la violence. Le Punisher, il tue tout le monde, j’ai jamais vu personne s’en plaindre. Comme pour Batman d’ailleurs.

 

Photo Night Fare

Si ça choque autant, c'est qu'il est sorti dans le contexte d'une année dramatique pour nous. Et la fin résonne avec tout ça.

On vit dans un monde corrompu. Aujourd’hui on trouve ça normal qu’un ministre des finances nous ait menti et ait détourné de l’argent, quelque part c’est presque accepté. C’est dingue. Aujourd’hui on entend « responsable mais pas coupable »… Moi j’ai pas été élevé comme ça. Ni par l’éducation nationale, ni par mes parents. Un moment donné, mon personnage réagit aussi à ça. J’avais évidemment une rage, un trop-plein quand j’ai fait le film, un sentiment d’injustice profonde, donc ça doit rejaillir de cette manière. Batman, fait pareil, il lutte contre la mafia de Gotham. Il s’en prend à tout le monde.

 

Sauf que Batman, il fait ça en solo et Alfred est là pour lui donner un contrepoint. Dans ton film, on épouse totalement la vision du Driver et il y a quand même un processus d'endoctrinement du personnage concerné...

Oui, mais le personnage concerné en arrive à ça de lui-même.

 

De lui-même, euh...

On ne lui impose rien.

 

On ne lui laisse pas non plus le choix...

On ne lui laisse pas la liberté mais qui aujourd’hui est libre ? Quand tu es en prison, est-ce qu’on te laisse ta liberté ? Quand tu as fait le mal, tu n’es pas libre. Et le gens qui morflent dans le film, ce sont ceux qui ont fait du mal.

Photo Night Fare

 

Ce serait donc une conclusion morale ?

Totalement. Ce qui est marrant c’est qu’aux USA, en Angleterre, en Corée, au Portugal, personne ne relève ça. Les gens voient d’abord un film avec un personnage ambigu mais bon… Nos hommes politiques sont ambigus, tout le monde a de l’ambiguité. Dans The Shield, le personnage est super ambigu. C’est un voyou.

 

Dans The Shield, le personnage est ambigu mais on s'attache à lui en dépit de tout ça. Le piège pour le spectateur, c'est l'affect qu'il lui porte.

C’est vrai sauf que moi je raconte une autre histoire. Et puis, tu as bien compris que ce plan que tu trouves au milieu du générique de fin annonce un Night Fare 2 qui va me permettre de développer beaucoup plus le personnage que dans le premier film. Le 1 indique une direction alors que le 2 va être l’explication à la fois morale et éthique du Driver. Encore une fois, les gens qui souffrent dans le film souffrent parce qu’ils font du mal.

 

On pourrait donc voir en lui une figure de super-héros ?

Evidemment, il y a de cela. J’adore les super-héros. J’adorerai faire un Marvel, un DC Comics,. A chaque fois que je vois ces films, je les trouve toujours gentils. Je me dis que Wolverine est trop gentil. Cette espèce de top-model sans un pet de gras avec un super blouson en cuir, c’est pas ça Wolverine ! Wolverine il est trapu, il est poilu et quand il frappe, il frappe. Je voulais un perso qui ne soit pas clean. Dans Assassin(s), Kassovitz disait « on a les méchants qu’on mérite ». A un moment donné, la société crée des choses, la société est responsable de plein de choses. Avec la violence du monde d’aujourd’hui, avec l’injustice dans laquelle on vit au quotidien… Aujourd’hui on ne peut plus débattre. Aujourd’hui on dit « oui, mais t’as vu, les syndicalistes ils ont pris la chemise du mec et ils l’ont arrachée. » Ok, mais qu’est-ce qu’on fait de tous les mecs qui n'ont plus de travail, qui n'ont pas d’argent, qui sont au chômage ? Alors oui, la société va bien, on fait des milliards de bénéfices,mais du coup arracher une chemise c’est compliqué alors que des mecs au chômage ou à la rue c’est plus normal ? On ne peut même plus communiquer autour de ça. Mon film est interdit aux moins de 12 ans et c’est normal, mais la lettre que j’ai reçu du ministre de tutelle précise que le personnage est ambigu, C’est un jugement ça. Si j’ai reçu un -12 pour ça…. J’ai le droit de traiter le sujet comme j’ai envie de le traiter… Tu a le droit de le penser, mais l’écrire sur un papier officiel de l’Etat, oh ! C’est quand même étrange… On savait qu’on allait créer le débat, mais j’adore le débat, les films sont faits pour débattre. On n'a plus de films qui nous font débattre aujourd'hui. Ils sont où les Costa-Gavras et les autres ?


Nous remercions très chaleureusement Julien Séri pour le temps qu'il nous a accordé ainsi que pour la gentillesse et l'ouverture dont il a su faire preuve face à nos critiques. On le voit, plus qu'un film, Night Fare est un véritable défi lancé au système et, pour les amoureux d'un cinéma de genre français, il est une oeuvre à défendre, que l'on soit d'accord avec lui ou non. Quant à notre critique du film, elle est ici.

Tout savoir sur Night Fare

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commentaires
Julien Seri
21/01/2018 à 19:03

Je viens te refaire un petit tour sur cette itw. Merci à tous

Chammon
17/01/2016 à 14:10

Etre "contre" par principe n'a aucune valeur Dirty. C'est tout aussi inquiétant et creux que soutenir aveuglément.

Lolilol
17/01/2016 à 13:51

Je pense qu'on peut ajouter talentueux. Seri ne fait pas des films taillés pour la critique francophone parce que l'ambition et l'audace ne font pas partie de ses critères.

Rolfo
17/01/2016 à 13:43

Merci pour cet entretien avec un real courageux et utile

Ultra Dirty Harry
17/01/2016 à 13:30

Le fait que le ministre ait le même point de vue que les journalistes (qui sont censés être un contre pouvoir, pas un acclimatateur des idées du parti en place, comme dans un régime totalitaire) sur la création artistique, le choix des sujets et habités par la même trouille du retour de la couille de platine dans un monde laxisto-déresponsable (les "limites" propres aux femelles...), est la chose la plus triste du monde et en dit long sur la caste politico-médiatique décidément la plus tocarde du monde.

Christophe Foltzer - Rédaction
17/01/2016 à 11:22

Je pense qu'il vous lira :)

jereoqp
17/01/2016 à 11:06

J apprecie beaucoup cette entrevue cash et surtout d une sincérité qui fais froid dans le dos...j ai vu du talent chez julien seri pas forcément avec yamakasi car besson et gyper formaté mais sur sable noir et scorpion qui avais reussi le tour de force d y mettre un acteur qu on ne s attendais pas a voir dans un rôle comme celui - là de plus le film noir le côté sombre en chacun de nous je pense pour ma part qu il est bien mis en valeur et que son cunema est là....je verrai fort bien de mec là realisais un halloween ou un film sur les gang de los angeles...bref ta du talent seri et des que je rend mes enfants la semaine prochaine je vais le voir ton film et si il est bon et je suis certain qu il l es j irais le revoir...pour vous temoigner mon soutien pour des film un peu plus couillu que ALADIN ou du style cavayé (que J ADORE) . Bonne continuation si tu me lis. Continue surtout.