Partie trop tôt : Carnivàle, la série labyrinthique et inachevée de HBO

Simon Riaux | 1 février 2020 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Simon Riaux | 1 février 2020 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Annulation, production compliquée, victime des audiences ou des circonstances : retour sur toutes ces séries disparues trop vite, et privées de digne fin.

Audiences en berne, production chaotique, certains shows ont vu leur existence écourtée, voire franchement sabrée. Le temps et l’ironie faisant leur œuvre, ces créations qui rassemblaient alors une poignée de fans, dévots, mais pas assez nombreux pour justifier le maintien du programme, ont vu leur destin tragique se transformer en culte, et leur inachèvement se muer en légende.

Alors c’est à toi, série abandonnée, mythologie massacrée, que nous consacrons cette rubrique. Et pour inaugurer ces hommages aux fresques « parties trop tôt », c’est sur ta dépouille, Ô Carnivàle, que nous nous penchons.

Attention quelques spoilers !

 

photoEn route, mauvaise troupe !

 

QUI ÉTAIS-TU ?

Tu es sorti du cerveau de Daniel Knauf, producteur accompli de la télévision américaine, dont le nom a été associé entre autres à The Blacklist ou encore Le sang des gladiateurs. Mais tu occupes un statut à part au sein de sa carrière, tant tu es de loin sa création la plus personnelle, ambitieuse, risquée et complexe. Tu nous proposais de suivre parallèlement les aventures de Ben Hawkins, vagabond recueilli par une troupe de forains itinérants, et Frère Justin, pasteur se découvrant soudain une âme de prophète.

Deux destins que tout oppose et à plus d’un titre, puisque ton monde est traversé par les Avatars. D’apparence humaine, ils naissent par deux au sein de chaque génération, l’un devenant l’émissaire de la lumière et l’autre des ténèbres. Et lorsque démarre ton intrigue, en 1934, Ben et Justin ignorent encore qu’ils devront s’affronter, que le sort du monde repose entre leurs mains. Avant cela, ils découvriront l’ampleur de leurs pouvoirs, l’héritage mystique qui est le leur, et fourbiront leurs armes auprès de précieux alliés.

 

photo, Clancy Brown, Nick StahlUn duo d'adversaires inoubliables

 

Au cours de deux saisons d’une densité extrême, chacun découvrira combien la frontière entre lumière et ténèbres s’avère poreuse, et à quel point la lutte qui dure depuis des générations l’a érodée. Un processus d’autant plus long que chacun devra enquêter sur ses propres racines, se frotter aux conséquences des combats passés, quand il ne leur faudra pas se frotter à moult spectres, sociétés secrètes et aléas de la vie en communauté.

À l’issue de ces deux quêtes initiatiques symétriques et inexorables, tu nous as offert un des climax les puissants et surprenants vus à la télévision, au cours duquel tu te permettais de littéralement retourner ta série comme un gant, annihilant partiellement ses enjeux pour les renouveler, alors que tu transformais un des personnages les plus déchirants de ton intrigue en une force aussi destructrice qu’émancipatrice. Malheureusement, c’est précisément à l’issue de ce tour de force que tu t'en es allée.

 

photoLe Passeur (The Usher en anglais) une des entités les plus mystérieuses de la série

 

POURQUOI TU NOUS AS MARQUÉS ?

Tu nous as tapé dans l’œil dès ton générique. La mode des ouvertures classieuses, stylisées en diables et bourrées de malice battait alors son plein, et dans cette catégorie, tu demeures aujourd’hui encore un maître. Ton générique proposait avec une limpidité évidente de passer en revue tous tes enjeux, au gré d’une métaphore inquiétante, qui s’amusait à faire des États-Unis une sorte de cour des miracles mythologiques, le tout au gré d’un thème lancinant et inquiétant, qui capturait parfaitement ton esprit.

 

 

Après quoi tu nous offrais tout simplement une des introductions les plus magistrales du médium. Un discours liminaire récité par Michael J. Anderson, inquiétant et ténébreux, nous préparait à une séquence onirique où notre héros Ben avait une vision des évènements terribles à venir et entrevoyait ce qui constituerait le climax de ton ultime épisode. Tortueux, bizarre, angoissant et traversé d’éclairs gores, ce commencement avait déjà de quoi laisser le spectateur sur le carreau, mais proposait surtout un monde inédit, propre à aiguiser notre curiosité.

Et tu as su l’épancher, grâce à une retranscription passionnante de l’enfer du Dust Bowl, zone à cheval entre Texas, Kansas et Oklahoma, qui fut, durant la Grande Dépression des années 30, balayée par la sécheresse et des tempêtes de poussière, engendrant un cataclysme humain et écologique. Tu dresses un portrait à la fois terrible et fascinant de l’époque, que tu réinvestis de manière à en faire un espace où le surnaturel devient soudain possible, pour ne pas dire évident. Comme si au cœur des États-Unis, soudain le rideau de la réalité s’était déchiré.

 

photo, Nick StahlNick Stahl, étonnant anti-héros à la sensibilité exacerbée

 

Et quel rideau ! Comptant parmi les toutes dernières séries tournées en 35mm, tu fus tout simplement un des plus beaux joyaux de HBO, ce qui n’est pas peu dire. Le luxe de ta direction artistique, la finesse des décors, de tes innombrables accessoires, ton soin maniaque apporté à la moindre texture… Tu avais tout réuni pour faire de chaque épisode un décrochage de mâchoire permanent.

Mais tu n’étais pas seulement un enchantement pour les yeux. Tu as réussi à rassembler une galerie de personnages d’une richesse inouïe, tous absolument passionnants, ballotés dans des intrigues éprouvantes, qui leur offraient des arcs narratifs émotionnellement riches. La famille totalement dysfonctionnelle, mais attachante des Dreifuss, la rouerie de Jonesy, le trouble pervers d’Iris, le destin tragique de Sofie ou encore l’appétit pour la violence de Vernon… Tous furent tes invités à un infernal banquet, où tu les servis abondamment, offrant au passage son plus beau rôle à Adrienne Barbeau.

Enfin, ta mythologie s’est avérée d’une profondeur insoupçonnée, par sa volonté de repenser la traditionnelle opposition entre Bien et Mal. De rituels anciens en arcanes inattendus, ton créateur Daniel Knauf a proposé un grand et beau cauchemar, formidable allégorie d’un monde qui exige de ses enfants qu’ils massacrent leurs parents pour s’émanciper, avant d’être finalement étouffés par leur héritage.

 

photo, Clancy BrownFrère Justin, terrible émissaire du Mal interprété par Clancy Brown

 

COMMENT TU ES PARTIE ?

Nous sommes en 2005, et ton créateur s’imagine encore qu’il pourra te raconter comme il l’entend, à savoir au fil de six saisons. Et pourtant, tu n’es plus en odeur de sainteté chez HBO, d’ailleurs la chaîne a décidé de raboter ton budget, ne t’allouant que 12 épisodes pour raconter ta seconde saison, en dépit des 16 dont tu devais bénéficier initialement. C’est que les audiences ont progressivement chuté depuis la réception mitigée, mais bienveillante de ton pilote, qui fut en son temps un record d’audience pour la chaîne câblée.

Puis, sans doute désorienté par tes expérimentations, ta noirceur et ta tonalité d’une mélancolie extrême, le public s’est fait la malle... et les critiques aussi. Or, si HBO s’autorise parfois à développer des séries malgré des audiences en berne (Sur écoute n’a jamais été un succès public), la réception dans la presse va t’achever.

Avec 4 millions de dollars de budget par épisode, tu coûtes un bras, et avec Rome dans son bilan comptable, HBO ne veut pas se permettre de dépenser sans compter. En effet, le grand public commence à véritablement consommer des séries en masse, mais l’éclat international de HBO n’est pas aussi établi que de nos jours, la chaîne ne possède pas de relais d’audience internationaux aussi efficaces que ceux qu’elle a pu nouer en France avec OCS par exemple. Bref, quand la prestigieuse firme annonce qu’elle t’abandonne, il n’y a guère qu’une poignée de fans pour te regretter.

Ton créateur, Daniel Knauf, aura beau supplier, la chaîne ne veut pas prolonger l’expérience. Et quand il demande à en récupérer les droits, dans l’espoir de développer ton récit sous la forme de romans ou de comics, il se heurte à une fin de non-recevoir. L’entreprise accepte de financer un téléfilm de conclusion, mais pas plus. À contrecœur, Knauf refuse. Son scénario s’étalait sur des années entières, et sur plusieurs continents, il ne pense pas pouvoir le condenser efficacement. C’en est fini de toi Carnivàle, tu rends ton dernier souffle le 27 mars 2005, avec la diffusion de l’épisode New Carnahan.

 

photo, Clea DuVallSofie, un personnage à la trajectoire cométaire et déchirante

 

CE QU'IL TE RESTAIT À FAIRE 

Pour le coup, tu nous as évité les spéculations par le biais de ton auteur. Ce bon Daniel Knauf, manifestement très affecté de ne pouvoir mener à bien ce qui restera comme son grand œuvre, a décidé de publier ses travaux préparatoires, sous la forme d’un long texte dévoilant en détail les tenants et aboutissants de la mythologie de Carnivàle et la direction que devaient emprunter les quatre saisons restantes. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le programme eut été chargé.

À l’issue de ton dernier épisode, nous découvrions que Sofie était elle-même un Avatar, d’une puissance remarquable, capable comme Ben de sauver par imposition des mains… mais décidée à épouser la cause de son paternel, Justin, qu’elle ramenait in extremis parmi les vivants. Ainsi, Ben voyait sa mission compromise.

 

photo, Clancy BrownUn arbre sacré, dans lequel le show puise ses racines

 

Les saisons suivantes devaient voir nos héros s’envoler pour l’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, où ils devaient tenter d’empêcher la création de l’arme nucléaire, aperçue en vision par Ben et synonyme d’éradication de l’espèce humaine. Les Templiers auraient alors joué un rôle beaucoup plus important que par le passé et levé le voile sur leur propre mythologie. Dans ton univers, leur véritable rôle aurait été de trouver et soutenir les Avatars de la lumière. Une mission bien moins évidente qu’il n’y paraît, la confrérie ayant perdu en influence après plusieurs erreurs aux conséquences terribles.

Parallèlement, Sofie devait demeurer aux côtés de Justin, désormais guère plus qu’une enveloppe charnelle défaillante, encore largement traumatisée par le coup de poignard infligé par Ben. Il ne doit sa survie qu’à la puissance des pouvoirs de sa fille, et à une blessure pas tout à fait assez profonde pour lui transpercer le cœur de part en part. À ses côtés, Sofie élève l’enfant qu’elle a conçu avec Ben. Il s’agit de l’Omega, le plus puissant Avatar, capable d’user des pouvoirs du Bien comme du Mal. Son éducation est l’enjeu de tensions entre Sofie et Iris.

De son côté, Ben dirige désormais la troupe avec en tête deux objectifs : mettre fin au Projet Manhattan et convaincre Sofie de sacrifier son fils, afin d’interrompre le cycle de vie des Avatars et laisser l’humanité croître sans leur influence délétère. Il réalisera finalement que les humains, justement via la création de l’arme nucléaire, sont devenus plus puissants que les Avatars, et que son espèce est amenée à se dissoudre logiquement dans une époque de technique triomphante, le merveilleux et le surnaturel sont appelés à mourir.

 

photoLodz, un personnage extrêmement ambigu, dévoré par une soif de pouvoir et d'ambition à double tranchant

 

OÙ TU REPOSES ?

Dans le grand cimetière des séries parties trop tôt, il n’y a pas grand monde autour de ton carré, envahi par les mauvaises herbes. C’est que l’originalité forcenée, l’inventivité constante de ton imprévisible récit te rende difficilement comparable. Pour autant, on aurait tort d’oublier une autre série contemporaine de ta production. En effet, en 2003, Dead Like Me surprenait par son étrangeté, son humour à froid et le plaisir avec lequel on y réimaginait le mythe de la Faucheuse.

Bien sûr, on peut te comparer à Twin Peaks, le comédien Michael J. Anderson créant un pont « naturel » vers l’imaginaire de Lynch, et on se dit parfois que ton amour du bizarroïde a des petits airs de Lost. Une bien belle parenté, mais qui n’a pas séduit. On se souvient ainsi que Slate te reprochait « d’être trop déroutant », quand le New York Daily News annonçait à ses lecteurs « que le voyage n’en valait pas la peine ».

 

photo, Michael J. AndersonSamson, passionnant fantôme Lynchéen...

 

On a connu épitaphes plus glorieuses. Mais tout espoir n’est pas perdu. Après tout, HBO a bien fini par offrir à Deadwood une conclusion, et si on ne croit pas un instant que la chaîne se lance dans la production coûteuse d’une suite à Carnivàle, on se dit que Daniel Knauf finira bien par en récupérer les droits. Et si c’était le cas, les choses pourraient évoluer rapidement, car ton créateur a d’ores et déjà fait savoir que Marvel Comics lui avait signifié son intérêt à l’idée de poursuivre sur papier l’aventure de cette mauvaise troupe.

Quoi qu’il en soit, 15 ans après ton arrêt, il semble évident que tu nous hantes toujours, et que tu demeures un des plus beaux accidents de la production récente, un songe inclassable et fou.

 

photo

Tout savoir sur Carnivàle

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commentaires
to
17/02/2024 à 15:49

"Crone time comes. Life comes to an end. Life, death, life. The words of the crone" Kerrigan .... Et cette fabuleuse B.O.

du lourd !!!
18/08/2023 à 00:28

Après une pause de 3 ans entre les deux saisons et apr_s avoir fini la 2eme, je vais devoir revisionner la 1ere saison pour mieux comprendre ..... Le cercle infernal en somme !

ladyrafflesia
27/09/2020 à 11:08

Cette série m'a profondément marquée à l'époque de sa sortie et reste une référence esthétique et symbolique pour moi. J'ai même acquis les coffrets qui prennent la poussière car il est difficile de convaincre ses proches de regarder une série qui ne connaît pas de fin. J'espère de tout cœur que les comics sortiront un jour!

Nesse
03/02/2020 à 20:00

Excellente série, malheureusement très peu connue en France.

N3rOn
03/02/2020 à 16:36

Série épique !!

zavez un lien pour le texte de l'auteur sur la suite prevue ???????

Pat Rick
02/02/2020 à 15:03

Une des meilleures série d'HBO, le générique est excellent.
Seule à ce jour qui est le digne successeur de Twin Peaks.

Mon avis vaut le tien
02/02/2020 à 11:48

Tres sympa cette nouvelle rubrique. Vivement d'autres articles sur le même thème.
Par contre si vous pouviez éviter le tutoiement qui alourdi le tout. Je sais bien que c'est pour faire "oraison funèbre " mais au bout de 2 lignes, ça a commencé à m'agacer

Sicyons
02/02/2020 à 08:51

Encore un message effacé. C'était définitivement mon dernier sur ce site qui me rappelle désormais trop Allociné...

Cacouac
01/02/2020 à 20:59

"il semble évident que tu nous hantes toujours..."

Mais tellement...Après toutes ces années, son imagerie, son ambiance et ses personnages n'ont jamais pu être effacés par d'autres histoires.
Beaucoup de regrets, mais quels souvenirs !

tom's
01/02/2020 à 20:00

Merci a vous les mecs il n' ya pas de series plus mythique que celle ci et HBO vivait son 1er age d'or,deux saisons mais que de souvenirs fait parti de mon top 10 serie

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