Le mal-aimé : Avril et le monde truqué, petite merveille entre Tintin, Miyazaki et Le Roi et l'oiseau

Geoffrey Crété | 13 juin 2018 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Geoffrey Crété | 13 juin 2018 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Parce que le cinéma est un univers à géométrie variable, soumis aux modes et à la mauvaise foi, Ecran Large, pourfendeur de l'injustice, se pose en sauveur de la cinéphilie avec un nouveau rendez-vous. Le but : sauver des abîmes un film oublié, mésestimé, amoché par la critique, le public, ou les deux à sa sortie. 

 

Affiche

 

"Vertigineux et foisonnant" (L'Humanité)

"Un merveilleux film d'aventures" (Le Monde)

"Un bijou d'intelligence et de drôlerie" (L'Ecran fantastique)

"Un feu d'artifice d'inventivité et de fantaisie rétro" (L'Express)

"On est bluffé par la malice et la poésie qui se dégagent de cet ensemble" (Positif)  

"Un hommage riche, drôle et ­intelligent à l'oeuvre du maître de la bande dessinée" (Télérama)

  

 

LE RESUME EXPRESS

1941. Dans un monde alternatif où la France est restée un empire et où les scientifiques disparaissent dans de mystérieuses circonstances, l'humanité est restée bloquée au stade de la vapeur et du charbon sans découvrir l'électricité, rasant les forêts jusqu'à entrer en conflit avec la ligue des Amériques.

Orpheline, Avril Franklin vit à Paris avec pour seul compagnon Darwin, un chat doué de parole grâce aux expériences de ses parents scientifiques. Alors qu'elle continue leurs recherches en vue de créer un sérum d'invincibilité, elle est pourchassée par une mystérieuse organisation, prête à tout pour mettre la main sur ses recherches.

(PAS DE SPOILERS POUR NE RIEN GÂCHER)

 

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LES COULISSES

Sept années auront été nécessaires pour concrétiser Avril et le monde truqué. L'idée et l'envie est d'abord née chez Benjamin Legrand (co-auteur du Transperceneige, adapté au cinéma par Bong Joon-Ho en 2013) : ami de Jacques Tardi, célèbre auteur de BD notamment connu pour Les Aventures extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec et pour lequel il a écrit Tueur de cafards en 1984, il cherche à lui rendre hommage sans adapter l'une de ses œuvres. 

Legrand racontait au site Le Mauvais Coton : « J’avais déjà une idée, tout seul au départ. Mais c’était très différent, ça se passait en Amérique et je voulais faire une série TV. Je suis allé voir Franck Ekinci (co-réalisateur du film) et il m’a dit qu’avec un sujet pareil, il ne fallait pas une série mais un long-métrage. Au départ, j’écrivais tout seul, Franck s’occupait du lancement du projet. Il m’envoyait des notes de lecture en permanence, alors j’en ai eu marre et je lui ai demandé pourquoi on ne l’écrivait pas tous les deux. C’était bien plus simple que de retranscrire les idées de ses notes. » Ekinci résume le process créatif : « L'idée initiale c’est lui et la suite, c’est nous deux. »

Avec l'aide de Legrand, Tardi a travaillé plusieurs années sur un film d'animation autour de la Première Guerre mondiale - projet qui ne verra jamais le jour. Tardi accepte alors de participer à l'élaboration de l'univers et sa conception graphique : il a conçu des personnages, des costumes, des décors autour des idées de Benjamin Legrand. Il apporte des idées pour le scénario, au story-board, mais laisse finalement la main à l'équipe. Tardi disait à Télérama : « Moi j’ai fait les dessins, et ensuite, ils s’en sont emparé, c’est devenu leur affaire ».

 

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Inspirés notamment par Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick, qui imagine un monde alternatif où les Nazis ont remporté la guerre, Legrand et Ekinci utilisent l'uchronie pour libérer leur imaginaire. Miyazaki a également été un modèle. Un teaser est présenté au forum lyonnais Cartoon Movie : StudioCanal rejoint alors l'aventure, comme distributeur et co-producteur. Avril et le monde truqué sera co-réalisé par Franck Ekinci et Christian Desmares : le premier se concentrait sur la mise en scène (son, doublage, story-board), tandis que le second s'occupait de l'animation et de la direction artistique à la Tardi.

Desmares expliquait à Télérama comment l'œuvre Tardi a dirigé la production : « Il a fallu apprendre à “faire du Tardi” tout en respectant les contraintes de l’animation. Recenser minutieusement tout ce qui rend son style caractéristique : la manière dont il dessine les nez, celle dont les personnages utilisent leurs mains… On a fait le même travail sur les décors : quels sont les traits tirés à la main ou à la règle, comment les volumes sont soulignés, avec quelles épaisseurs. Cette manière inimitable de simuler la profondeur de champ avec des traits et non avec du flou. Tous les aspects ont compté, la texture, la mise en couleur, le rendu aquarelle : on a peu à peu mis en place une sorte de “recette”, en discutant régulièrement avec Jacques sur ses méthodes et ses outils. Même chose pour les cadrages et pour la lumière : cette ambiance assez sombre, ce côté polar noir, comme dans les BD où Tardi adapte Nestor Burma. Toutes les références visuelles à ce cinéma des années 30-40 qui l’inspire, Quai des brumes ou Hôtel du Nord. Seule la fin, où l’on découvre une sorte de jungle, s’écarte un brin de son univers. Et encore : il nous a fait rajouter des boulons ! »

 

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Le choix des acteurs du doublage, avec notamment Marion Cotillard, Jean Rochefort et Philippe Katerine, a été géré par le coproducteur Marc Jousset et la directrice de production Perrine Capron. Cécile de France a d'abord failli prêter sa voix à Avril avant que Marion Cotillard n'accepte, en partie grâce à son agent qui est un fan de Tardi. Ekinci explique aussi qu'il y avait des obligations liées à la co-production entre la France, la Belgique et le Canda : « Les pays exigent une part de casting. C’est pour cela que nous avons des acteurs belges et canadiens pour les rôles principaux. Pour la Belgique il y Anne Coesens, Bouli Lanners qui fait Pizoni, Olivier Gourmet qui fait Paul. Au Canada, on a Marc-André Grondin et Macha Grenon, qui est la femme de Denis Villeneuve. Enfin, je ne pense pas qu’elle aimerait qu’on la qualifie de femme de mais c’est juste pour la petite histoire. On ne les connaît peut-être pas tous ici mais ils sont tous connus dans leur pays respectif. Pour ce qui est de la France, je raconte souvent l’anecdote pour le casting de Philippe Katerine – voix de Darwin, le chat : notre directrice de production, dans les aléas de sa carrière a été choriste et danseuse pour lui, c’est pour ça qu’elle le connaissait. Quand on a cherché une voix pour incarner le personnage, elle a pensé à lui, ce qui était assez inattendu et qui s’est révélé être un excellent choix. »

 

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LE BOX-OFFICE

Echec. Avril et le monde truqué a coûté environ 9 millions d'euros. Il n'a attiré en novembre 2015 que 117 852 spectateurs en France, avec une rentabilité désastreuse. Les recettes du film au box-office mondial sont estimées à environ 418 000 euros : un flop spectaculaire.

Une nouvelle preuve que le cinéma d'animation qui sort des sentiers battus peine à trouver son public (voir les belles créations du studio Laika, derrière L'Étrange pouvoir de Norman ou Kubo et l'armure magique), et notamment en France. Avril et le monde truqué rappelle ainsi d'autres échecs du cinéma d'animation à la française : Renaissance en 2006 (budget de 14 millions d'euros, il n'a attiré que 241 000 spectateurs, et rapporté qu'1,5 millions d'euros), ou Phantom Boy en 2015 (près de 4 millions de budget et 151 000 entrées).

 

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LE MEILLEUR

Avril et le monde truqué de Franck Ekinci et Christian Desmares est une merveille, d'une inventivité folle. La maison qui nage, les rats-espions, les téléphériques-bateaux, la double Tour Eiffel, et même le titre lui-même : le film regorge d'idées magiques et magnifiques, dans une ambiance rétro-futuriste grandiose. Il y a un peu de Tintin et du Roi et l'oiseau (en plus de quelques grosses similitudes avec Capitaine Sky et le monde de demain, un autre film injustement ignoré) dans cette fable presque post-apocalyptique, passionnante uchronie qui imagine une humanité qui a rongé la nature pour pousser, tordue, dans un monde de fer et de vapeur. Parce qu'il est illustré de manière poétique et décalée, le message écologique est particulièrement saisissant.

 

 

Visuellement, c'est un plaisir total : du Paris embrumé et grisâtre, d'une richesse fascinante et qui regorge d'éléments décalés, à la jungle irréelle cachée sous terre, en passant par les véhicules et une foule d'éléments joyeusement absurdes, Avril et le monde truqué puise le meilleur de la recette du film d'aventure, en y apportant une identité charmante. Profondément grandiose en partie parce que le récit prend une direction inattendue, l'œuvre de Franck Ekinci et Christian Desmares est est un voyage aux frontières du réel, une chasse au trésor ennivrante et excitante.

C'est très drôle, plus que divertissant vu le lot de surprises, mais également très touchant. Avril est une héroïne étonnante, qui résiste aux codes classiques de la petite chose aimable : c'est une combattante dure, solitaire, blessée. Classiques dans le fond, les personnages de Pops et Darwin apportent une énergie fantastique à l'histoire, le chat étant même à l'origine de certaines des scènes les plus touchantes. Et lorsque la destruction d'une fabuleuse maison animée brise le cœur, c'est la preuve que le film est une réussite.

 

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LE PIRE

Il y a une très longue introduction susceptible de porter à confusion, un Julius un peu faiblard en terme de caractérisation qui représente le côté le plus classique de l'aventure. 

Mais le vrai "pire" dans l'histoire : qu'Avril et le monde truqué soit passé si inaperçu, et que le public n'ait pas salué l'imagination et les ambitions du film.

Pourquoi n'a t-il pas rencontré un succès comme Ma vie de courgette (822 000 entrées en 2016), restant dans la lignée du Garçon et la Bête (171 000 entrées en 2016) ? Pourquoi le public se déplace presque automatiquement pour des produits oubliables comme Hotel Transylvanie 2 (2,3 millions d'entrées) et Le Voyage d'Arlo (2,7 millions), et reste insensible aux propositions à côté ? Le box-office laisse perplexe.

 

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commentaires
Yälrok
09/03/2019 à 12:57

J'adore ce film, sauf la fin qui me parait être hors-cadre. Mais je pense tout simplement que ce film est trop adulte et sombre graphiquement pour intéresser les enfants ou pour que les parents veuillent y emmener leurs gamins, préférant aller voir des films plus drôles et plus colorés. Il me semble que "Frankenweenie" de Tim Burton (production Disney) en noir et blanc, parlant de la mort, à été un gros échec également. Les films d'animations français comme Avril, La mécanique du coeur, Adama ou Phantom Boy ne sont pas joyeux, mais sont des perles artistiques, ils sont tristes, sombres, parlent de la mort, de la guerre, de la maladie, ça n'attire pas les foules, malgré leur immense qualité. Dans "Avril et le monde truqué", la ville est totalement grise et enfumée, aucune verdure, aucun oiseau, pas de papillon, ça a beau être un film écolo, ça reste anxiogène, ça ne fait pas rêver. Dans "Transylvania" que je n'apprécie pas particulièrement, ça parle de monstres et de vampires mais sous forme parodique, avec beaucoup de gags, ce n'est pas triste. "Un monstre à Paris" à un peu mieux fonctionné par exemple sans être un énorme succès, ça ressemble plus à un film américain dans sa conception, c'est dynamique, joyeux et coloré et un scénario bancale. "Ballerina" pareil, un scénario au ras des pâquerettes traité comme une série animée TF1, pourtant ça marche, bluffé par les décors magnifiques, la lumière et l'animation extraordinairement fluide, et la bonne bouille des héros à la Pixar. Ces deux derniers films ont fait 1,6 Millions d'entrées en France et sont en CGI, là où les autres films cités sont en animation traditionnelle (Jack est en CGI, mais dans un style graphique rigide, pas complaisant). Nous sommes formaté à ne voir plus que des films pour le cinéma en CGI, les américains (à commencer par Disney) ont abandonné le dessin animé, aujourd'hui, ce style paraît ancien, il est réservé aux films indépendants (Bill Plympton), à la télé ou au marché vidéo (Batman etc...), laissant la place aux Japonais (Miyazaki etc...) et aux français, mais le public ne suit pas. "Dilili à Paris" est pourtant très coloré, le film et son héroïne sont très agréable à suivre, c'est du CGI mais avec un style artistique très appuyé, malgré tout, c'est un échec public, c'est pourtant un chef-d'oeuvre Césarisé. Autre exception: "Ma vie de courgette" film en stop-motion, technique compliquée pour en faire un succès (Frankenweenie, Max and co, Les films du studio Laïka), a réussi à attirer du public (650 000 personnes) malgré son sujet sombre et triste. À vrai dire, il n'y a que les Astérix en CGI qui cartonne ( 2,8 et 3,7 millions) avec une qualité visuelle à la Pixar (Louis Clichy en est un ancien), un dynamisme fou, un humour débridé et des scènes d'actions, ceci dit les deux films ne sont pas pour autant idiots, les scénarios, les situations et dialogues sont succulents (merci Alexandre Astier), aidé par une franchise de plus de 50 ans et des personnages ultra populaires, certes, mais on peut attirer le public en associant le grand spectacle et la qualité d'écriture.

Paskl
09/08/2018 à 18:49

A croire que c'est le destin de tous ces films ayant fait le pari de l'authenticité et de la passion... Quelle tristesse..
Personnellement j'ai découvert ce film au Festival d'Annecy 2015, et j'ai pris une véritable claque dans la tronche. Le travail de ces gens est tout simplement admirable et mérite d'être salué. (merci Ecran Large)
Bien que l'objectif premier de ce type de production ne soit certainement pas de faire péter la banque, les auteurs auraient mille fois mérité de rentrer "dans leur frais", au regard du produit fini.
C'est sûr qu'il y a de quoi s'inquiéter sur le futur de ces oeuvres "à part", les contributeurs risquant de devenir de plus en plus frileux à injecter leurs deniers dans des films voués systématiquement à l'échec commercial.

Atréides
14/06/2018 à 13:06

C'est un peu simple d'accuser les distributeurs et "les autres". Le public a sa part de responsabilité. Si de gros films monopolisent l'attention c'est qu'ils ont prouvé que le public les voulait en masse. Et lorsqu'un autre film passe à côté, à la même heure, dans le même cinéma, au même prix, combien choisissent d'y aller ? Combien de gens prennent également 5 min pour regarder ce qui est proposé, en ligne ou à l'entrée du cinéma ?
C'est un cercle : les décisions des distrib sont aussi basées sur les signaux envoyés par le public. Chaque année il y a un paquet de films "différents" qu'un distrib (notamment en France) essaie de pusher un peu, et qui se vautre. Et qui détruit donc pas mal d'espoirs et d'envies de changer les règles.

Alan Smithee
14/06/2018 à 11:55

L'échec de ce film est très simple à expliquer : en France on ne sait pas distribuer et vendre nos productions locales.

RiffRaff
14/06/2018 à 11:33

Pourquoi le public se déplace en masse sur hotel transylvanie ou le voyage d'Arlo ? Parce que les distributeurs les mettent très en avant, ils sont très accessibles.
Avril et le monde truqué je n'ai pu le découvrir qu'à la télé, à mon grand regret tant j'aurais voulu le voir en salle. Je m'estime déjà heureux d'avoir pu le découvrir en HD, le film n'existant à la vente qu'en dvd en France...

Hasgarn
14/06/2018 à 08:12

Une boule de fraîcheur, ce film !
Une pépite !
Mon seul regret est de ne pouvoir acheter un support HD de qualité qui rende hommage à cette merveille.

Matt
13/06/2018 à 21:28

Quel dommage que ce film fut un échec.
Comme vous l'avez si bien signalé dans votre article, il rejoint les mauvais scores des très beaux "Phantom Boy", "Tout en haut du monde" mais aussi le très réussi Tante Hilda.
On sait faire de très bons films d'animations intelligents et beaux.
Il est rageant de voir que le publique ne suive pas.

Aleflippy
23/07/2017 à 10:58

J'ai entendu parlé de ce film il y a seulement 4 mois... sur un site américain.

Je doute que ce soit la qualité du film qui soit à remettre en cause (car pour l'avoir vu, je trouve qu'il est vraiment de très bonne facture! Son athmosphère presque steampunk m'ayant énormément attiré ) . C'est plutôt la publicité autour qui a vraiment été calamiteuse... Je me doute que c'est pas un blockbuster, mais pour qu'il passe autant inaperçu...

Loh
22/07/2017 à 18:58

Je n'ai pas vu le film mais surtout je n'avais absolument aucun souvenir que ce film existait, aucun souvenirs de la promotion ou des affiches... C'est d'ailleurs peut être au passage une explication au vide du film, pas sur que le film ait été bien
Mis en avant

Sharko
22/07/2017 à 17:13

"Mais le vrai "pire" dans l'histoire : qu'Avril et le monde truqué soit passé si inaperçu, et que le public n'ait pas salué l'imagination et les ambitions du film."

Le problème, c'est que le film est sortie après les vacances de la Toussaint et une semaine avant les attentas du 13 novembre 2015. Studio Canal ne sachant pas distribuer les films pour adulte alors c'est pas avec un film tout public, sur 152 salles, qui vont y'arriver.
Sans compter qu'en France, un film d'animation est égal à un film pour enfant ce qui exclu les adultes ou adolescents non-accompagnés d'un mineur de moins de 10 ans.

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