Le mal-aimé : Steak, le film dingue et énorme flop avec Eric et Ramzy

Geoffrey Crété | 7 juillet 2018 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Geoffrey Crété | 7 juillet 2018 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Parce que le cinéma est un univers à géométrie variable, soumis aux modes et à la mauvaise foi, Ecran Large, pourfendeur de l'injustice, se pose en sauveur de la cinéphilie avec un nouveau rendez-vous. Le but : sauver des abîmes un film oublié, mésestimé, amoché par la critique, le public, ou les deux à sa sortie. 

 

Affiche

     

"Aucune euphorie comique, même au soixantième degré" (Première)

"On pouvait craindre une daube sans nom, et on se retrouve avec un film profondément atypique" (Libération)  

"Le film s'appelle Steak (aucun rapport avec l'histoire), il ne ressemble à rien, il est très drôle, décharné et complètement lo-fi, risque un bide au box office, mais qu'il existe nous fait un bien fou." (Chronic'Art)

 

 

LE RÉSUMÉ EXPRESS

Souffre-douleur de ses camarades de classe, George pète un plomb et les mitraille après avoir récupéré une arme, grâce à une histoire de militaire et de toupet. Mais c'est son ami Blaise qui est arrêté et emprisonné.

Sept ans plus tard, Blaise sort de l'hôpital psychiatrique et n'a plus rien. Même pas George qui, obsédé à l'idée d'intégrer la bande populaire des Chivers (homme à Frissons de Cronenberg), est prêt à tout et notamment à rejeter son fidèle ami. Parmi les conditions pour faire partie de cette bande : la chirurgie esthétique.

Blaise court désespérément après George, lequel court uniquement après les Chivers. Mais à cause d'une clope, la bande le rejette, tandis que Blaise, renommé Chuck, y gagne sa place. Au final, George re-pète un plomb, avec une tronçonneuse cette fois. Blaise/Chuck, en essayant d'aider ses potes Chivers, en tue un. Ils fuient ensemble et sont arrêtés par la police.

FIN

 

photo Chivers forever

 

LES COULISSES

Que se passe t-il que des producteurs se contrefoutent du scénario, et se contentent de miser sur une équation business (Eric + Ramzy + comédie) ? Il arrive Steak, deuxième long-métrage du musicien Quentin Dupieux après Non-film.

A l'origine, l'envie vient d'Eric Judor et Ramzy Bedia, qui contactent le musicien connu sous le nom de Mr. Oizo pour collaborer sur un film. Le duo cherchait à travailler avec Michel Gondry mais lorsque celui-ci part sur Eternal Sunshine of the Spotless Mind, il leur parle de Dupieux. Ce dernier expliquait à Cinemateaser : "Eric et Ramzy sont venus me trouver. Ils étaient en quête d’un projet original et ils aimaient mon travail. Ils savaient exactement ce qu’ils venaient chercher chez moi. Ils avaient envie de quelque chose de différent, je pense."

Un budget de 5-6 millions d'euros est validé sur les seuls noms d'Eric et Ramzy, sans chercher beaucoup plus loin. Dupieux a en tête les films de Luis Buñuel et Bertrand Blier. Il écrit cette histoire en prenant en compte la popularité des deux comiques : "J'ai écrit le film en réaction à ce que sont Eric et Ramzy. Ils sont tout le temps en plan séquence d'habitude dans leurs films. Sur l'affiche, ils se tiennent comme si c'était deux potes, mais ce qui est drôle, c'est que c'est une histoire d'amitié, mais on ne les voit jamais être amis. Dès leur première scène ensemble, Eric et Ramzy deviennent instantanément ennemis. Je suis content de ça. Bon, la fin est un peu foireuse, c'est un peu difficile sur un film comme ça, mais c'était obligé qu'ils ne redeviennent pas amis. J'allais pas les faire partir bras dessus bras dessous pour dire qu'ils finissent copains."

 

Photo Quentin Dupieux (sur Rubber)

 

Le tournage est rapide : 35 jours, soit un rythme très poussé. Dupieux enlève beaucoup de choses pendant la production, pour aller à l'essentiel selon ses mots. Parmi les scènes tournées mais non montées : une introduction de Blaise, le personnage d'Eric. "C'est vrai qu'il manque une mini-intro sur le personnage, mais elle était tellement faible que je l'ai mise à la poubelle."

Pourquoi ce titre, Steak ? "Je voulais que l'histoire s'inscrive dans un contexte universel, pour rendre le propos du film plus large. Il ne s'agit pas d'une bande de mecs à Limoges, ni d'une bande de mecs à Las Vegas. C'est une bande de mecs partout. (...) Le mot steak est partout sur la planète. Il évoque évidemment la viande, mais au-delà de ça, il n'évoque plus rien. Le mot est usé. On peut lui donner le sens que l'on souhaite. Ici ça veux dire 'titre de film'".

A l'arrivée, Steak est évidemment un gros problème pour les financeurs : Quentin Dupieux et le duo ont délibérément tourné un film décalé, et les producteurs pensaient avoir entre les mains un machin facile à vendre. Le réalisateur expliquait à Cinemateaser toujours : "Si on replace les choses dans le bon contexte, j’ai simplement travaillé avec d’excellents comédiens dans l’optique de faire un petit film, avec un univers particulier. Le problème c’est qu’après ça, il y a des distributeurs qui transforment votre film en ‘grosse comédie populaire’, soit le contraire de la manière dont on avait travaillé. Steak a été distribué sur 400 copies à l’époque. C’était monstrueux ! Vous imaginez 400 copies pour un film d’art et d’essai ? Aujourd’hui, mes films sortent sur une combinaison qui va de 50 à 100 copies, ce qui me semble normal. Mais à l’époque, StudioCanal a déliré et on en a fait les frais. Ce n’était pas le film qu’on avait vendu aux gens. Mais moi, je n’avais rien promis à personne !"

Lors d'une avant-première, Dupieux a carrément présenté Steak comme un "navet conceptuel sinistre". Eric Judor, lui, partageait une chose : "J'espère qu'il vous aura autant déstabilisé que nous quand on l'a vu". Apparemment oui.

 

photo, Eric Judor, Ramzy Bedia Eric et Ramzy dans l'univers parallèle des bons films

 

LE BOX-OFFICE

Environ 290 000 entrées en France. C'est très, très loin des 2 millions de La Tour Montparnasse infernale en 2001, des 1,8 millions de Double zéro en 2004, ou des 1,9 des Dalton. Les producteurs misaient automatiquement sur un score similaire, pensant qu'Eric et Ramzy, par principe, avaient leur public.

Avec en plus des critiques partagées et un public parfaitement décontenancé, Steak est vite qualifié de catastrophe. Avec le recul, Quentin Dupieux expliquait à Cinemateaser : " l’aune de mes films suivants, les gens comprennent sûrement mieux Steak. En fait, Rubber aurait dû être mon premier long-métrage. Ça aurait mis les choses au clair tout de suite ! Steak est le seul de mes films à ne pas avoir eu d’exploitation à l’international. J’ai vu récemment sur Youtube qu’il circulait une version sous-titrée en anglais, faite par des internautes. De voir que les gens s’en emparent comme ça, ça console un peu du bordel et de la violence de la sortie française."

Questionné sur la manière dont il a géré cette sortie compliquée, le réalisateur expliquait à Brain Magazine"Moi j’ai eu l’impression de faire ce que j’avais envie de faire. D’être honnête. Vous savez, j’ai une manière assez étrange de travailler. J’ai toujours l’impression que le film que je tourne est mon premier. Je ne veux pas être professionnel : je veux m’amuser. Il y a un truc très enfantin dans ma démarche. La sortie de Steak a un peu terni tout ça. Mais je suis très vite passé à autre chose. On repart à zéro et on réinvente des règles. Comme les enfants qui jouent et qui se disent ‘On dirait que…’. Pour moi, c’est ça faire du cinéma."

 

photo, Ramzy Bedia Les yeux sans visage version Quentin Dupieux

 

LE MEILLEUR

Steak est assez génial pour plusieurs raisons, dont la première est évidente : son côté punk, qui voit un réalisateur iconoclaste utiliser la popularité et les ambitions de deux comiques appréciés du grand public, pour attirer d'innocents spectateurs aux attentes formatées dans un espèce de happening frappé et burlesque. Le beau piège tendu par les producteurs et distributeurs, malgré eux, n'a fait que rendre la chose encore plus délicieuse. 

Le film devient alors un gros guet-apens dans le paysage de la comédie française, comme un coup de bâton pour réveiller les esprits anesthésiés par les comédies. Le réveil pourra être douloureux et la gueule de bois aussi. Mais quel impact.

Au-delà de ce statut presque accidentel puisque Quentin Dupieux n'a pas maîtrisé la distribution, Steak est un film tordant et violent sur les dérives de la société du paraître. La chirurgie esthétique n'est qu'un levier pour illustrer le besoin viscéral d'appartenance, lequel crée et détruit les gens, et les liens. L'humour est la meilleure parabole pour dessiner cet univers fou et glacial, où tous les codes se sont déplacés, quitte à atomiser les concepts d'amitié et famille. Les deux losers que sont George et Blaise ne sont que deux idiots en quête d'amour, deux grands mômes abrutis aussi grotesques que touchants, et terriblement candides.

Eric Judor et Ramzy Bedia interprètent ce duo d'une bien belle manière, trouvant un équilibre étonnant entre la bouffonerie habituelle, les gags typiques, cette physicalité de grands clowns, et une tendresse minable qui donne à leur numéro une dimension plus bien humaine et étrange.

Enfin, c'est drôle. Voire très, très drôle quand Dupieux pousse le curseur de l'absurde. Le cours sur les solvants et solutions est grandiose, et le film regorge de répliques géniales ("Mou, soyeux. C'est pas agréable", "Non non ça va, je fais juste une fellation à ce monsieur", "On va pas le laisser fumer sans réagir"). C'est un univers fascinant qui regorge de détails, à l'image de ce sport absurde, ce check absurde des Chivers, ces réactions absurdes que personne ne semble trouver absurdes.

Dupieux ne se contente pas de poser paresseusement sa caméra, et filme la comédie noire avec un vrai regard de cinéaste. Là encore, ce n'est pas anodin : faire péter les codes de la comédie française moyenne implique de ne pas l'emballer comme un téléfilm. D'où une mise en scène soignée, avec des cadrages précis, une distance revendiquée entre la caméra et les acteurs, une direction artistique sobre mais précise, et des choix inspirés pour à peu près toutes les gueules à l'image (au passage, Kavinsky incarne l'un des Chivers). De quoi faire de cet espèce d'Orange mécanique mixé avec un teen movie de campus américain et une touche de Blier (dans la distance, l'humour, la violence froide notamment), un film génial.

 

photo, Eric Judor Pas facile d'être un naturel

 

LE PIRE

Comme beaucoup de films aux démarrages et aux concepts forts, Steak souffre sur la durée, et a du mal à maintenir le cap. Dupieux l'assume le premier : la dernière partie du film est plus faible. Le film a beau ne durer qu'1h20 environ, il se perd un peu, comme si l'univers et les intentions importaient plus au final que les personnages et le semblant d'intrigue. 

Il y a bien évidemment le risque de ne pas capter le missile envoyé par Dupieux, ne pas être réceptif à ses partis paris de rythme, d'ambiance, de narration. Dans ce cas, la chose sera vite douloureuse et extrême. Mais c'est aussi à ça, à ces potentielles réactions, qu'on reconnaît des films qui comptent, à leur manière.

 

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commentaires
Chivers Cop
03/05/2020 à 01:19

Je ne suis donc pas le seul à adorer la scène du solvant!
J'adore quasi tout de Dupieux. Mentions spéciales à:
Steak
Reality
Wrong
Wrong Cops
Au Poste

Rubber et Le Daim sont un peu trop oppressifs, c'est pour ça...

Le chibre à tonton
29/05/2019 à 10:53

Culte

Alex
29/07/2018 à 20:17

Excellent film, surement incompris par le grand public qui s'attendait à voir du Éric et Ramzy, à en croire l'affiche..
Mais non, c'est un Dupieux,et ce nom est devenu une référence. Un OVNI génial quand on entre dans l'univers du film.

rad le bol
08/07/2018 à 16:40

De la daube comme ils ont l'habitude de faire depuis toujours mais les gens en ont sûrement marre de la médiocrité, rire ok mais rire intelligemment, de Funes, Bourvil, Fernandel et j'en passe était de merveilleux comique !

Zounie
08/07/2018 à 08:39

Irréprochable tel un shevers...
Ce film est top, la BO est excellente. D'ailleurs vous m'avez donné envie de le revoir!
Quant au titre du film je pensais que steak était un anagramme du mot skate...

Phlim Collims
08/07/2018 à 00:39

Un parpaing dans un gant de velour. Ce film est un chef d'oeuvre incompris.

Chuck
07/07/2018 à 23:27

Ah enfin !!!

Effectivement, flim (!) pas super accessible pour un spectateur classique, d'où son échec en salle...mais quand la sauce prend, pfffrolalalaaa, Steak devient un orgasme cérébrale et visuel de 80 minutes !

J'vois qu'on sait boire du lait chez ECRANLARGE, ca fait plaiz.

Le Mystère...est 115 - 15 !

Chivers Forever

Le dernier arrivé est fan de Phil Collins
07/07/2018 à 17:26

Un film exceptionnel. Dommage qu'il soit si méprisé...

Jojo
07/07/2018 à 17:14

Bottine !!!
Un film incompris que j'aime bien, mention spécial pour la BO qui est énorme.

Zanta
07/07/2018 à 15:42

Merci pour l'article, le film le méritait !
Au final, Eric et Ramzy ont fait seulement 3 films à voir :
- La Tour Montparnasse, pour ce qu'il dit de l'esprit Canal des 90s ;
- Steak, pour avoir vraiment relancé créativement le duo après 2 films calamiteux grâce à la rencontre avec un vrai réal.
- Seuls Two, pour réussir la synthèse improbable entre "La Tour" et "Steak".

Après, on pourra toujours regretter les deux films instantanément ringards que sont "Halal, Police d'Etat" et "La Tour de Contrôle", qui souffrent tous deux de l'appétence de leurs auteurs pour l'humour pipi-caca, qui, peut fonctionner dans une sitcom ou dans un sketch, mais qui a le défaut d'être répétitif et d'encourager à la paresse humouristique sur un long.

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